Contribution à une critique
des savoirs supposés.
Qu’est-ce qu’un savoir supposé ? Ce que n’est pas un savoir
supposé, c’est un savoir rationnel, ou un savoir naturel ; ce
qu’il est, c’est un savoir révélé, qui n’est pas
un savoir, mais une pratique qui vise à obtenir, des sujets,
l’obéissance aux commandements qu’elle formule. Plus exactement,
un savoir supposé, c’est quelque chose qui se donne pour un
savoir, alors qu’il ne l’est pas ; c’est quelque chose qui, au nom d’un
savoir qu’on lui attribue, mais qui n’a rien d’un savoir, formule des
commandements qu’on exécute parce qu’on croit que ces
commandements sont formulés au nom d’un savoir. Et bien peu
nombreux sont les gens qui savent que ce savoir au nom duquel on leur
fait faire n’importe quoi ne remplit pas les conditions pour être
un savoir.
Pourquoi obéit-on aux commandements qu’on vous formule ? Parce
qu’on croit, on pense, qu’on vous formule ces commandements au nom d’un
savoir mystérieux qu’on détient grâce à sa
formation. Qu’est-ce qui distingue un savoir mystérieux, d’un
savoir non mystérieux ? Tout savoir qui est mystérieux
est un faux savoir, c’est-à-dire quelque chose qui se donne pour
une science, alors que ce n’est pas une science. Ce à quoi on
reconnaît une fausse science, c’est qu’elle vous en met plein la
vue, avec ses mystères, qui sont « mots rares et
étranges », c’est-à-dire que ce sont des mots que
personne ne comprend. Un mot « étrange », c’est un
mot que personne ne peut comprendre avec sa seule raison naturelle, et
qu’on ne peut comprendre que si l’on est initié dans la langue
secrète de la secte dont il s’agit. Qu’est-ce qu’une secte ?
C’est un groupe de gens qui, premièrement, se mettent d’accord
pour parler, entre eux, une langue où les mots n’ont pas le sens
qu’on leur donne ordinairement et qui a recours à des mots
« rares et étranges ». Deuxièmement, ces
mêmes gens accaparent le pouvoir décisionnel dans une
société, en faisant croire aux autres qu’ils doivent
exercer un pouvoir au nom d’une compétence
ésotérique inaccessible à la masse. Comment font
ces gens pour accaparer les postes de décision ? Quand on
emploie des mots inaccessibles au profane, il se dit : «
ça doit être un sacré savoir qui est caché
derrière ces mots. » Devant quoi s’incline le profane ?
Devant ce qu’il ne comprend pas. L’exercice du pouvoir repose sur la
nécessité que le profane ait l’impression de ne pas
comprendre. Puisque les décisions à prendre dans la
société sont fondées sur un savoir inaccessible au
profane, mais que prétendent détenir les membres de la
secte, le profane délègue son pouvoir de décision
aux membres de la secte et les laisse décider à sa place
; par conséquent, le profane se soumet aux commandements de
celui qu’il croit détenteur du savoir. En quels termes peut-on
qualifier la situation dans laquelle se trouve le profane à
l’égard du « sujet supposé savoir » ? Le
« sujet supposé savoir », c’est celui dont le
profane croit qu’il détient un savoir qui lui est inaccessible.
Le curé détient un savoir qui est la théologie
enseignée dans le cycle supérieur du séminaire ;
l’homme politique détient un savoir appelé
économie politique, enseigné à Sciences-Po ; le
psychanalyste détient un savoir qu’il a acquis au cours de son
analyse didactique. Le but de la secte (politique, religieuse ou
psychanalytique), c’est d’obtenir l’obéissance. Quelle est la
condition pour que ça marche ? Cette condition est que le
profane croit vraiment que l’initié détient un savoir.
Quelle simple condition doit être remplie pour que les hommes
cessent d’obéir au curés, aux hommes politiques ? Cette
condition toute simple qu’ils s’aperçoivent que ce savoir
supposé, c’est du pipeau. Qu’y a-t-il de commun entre le pouvoir
politique, la médecine et la psychanalyse ? Ce qu’il y a de
commun à ces trois pouvoirs, c’est le fait qu’ils se font passer
pour des savoirs, et c’est en se faisant passer pour des savoirs que
ces pouvoirs s’exercent. Autrement dit, la catégorie
fondamentale commune à ces trois pouvoirs, c’est
l’obéissance. Et quelle est la condition de l’obéissance
? C’est l’ignorance.
Quels sont les savoirs supposés qui ne sont pas des savoirs,
mais dont la possession confère un pouvoir ?
Premièrement, l’économie politique, c’est un savoir
supposé au nom des nécessités duquel on met les
gens à la rue. Deuxièmement, la médecine est un
savoir qui permet à celui qui le détient de vous envoyer
au boulot. Troisièmement, la psychiatrie freudienne est un
savoir qui permet à celui qui le détient de manipuler les
gens à sa guise. Ce qui caractérise les faux savoirs que
sont la religion, l’économie politique, la médecine et la
psychanalyse, c’est qu’on peut en faire la critique. Que fait la
critique ? Critiquer, c’est montrer d’une manière scientifique
et historique que certaines disciplines qui se donnent pour des savoirs
sont, en réalité, de simples pratiques. On
reconnaît une science au fait qu’elle produit un effet qu’on
appelle la connaissance. On reconnaît une pratique à ce
qu’elle produit un effet qui s’appelle l’obéissance. Ce qui
caractérise un faux savoir, c’est qu’il n’est pas fondé
sur la raison naturelle, mais sur un texte et son
interprétation, en un mot, sur une tradition transmise par voie
initiatique et transférentielle. Le Traité théologico-politique,
de Spinoza, est un livre qui démontre que le savoir religieux
n’est pas un savoir, mais un pouvoir. Le
Capital, de Marx, est un livre qui démontre que
l’économie politique n’est pas un savoir, mais un pouvoir. L’Histoire de la folie, de Michel
Foucault, est un livre qui démontre que la psychanalyse n’est
pas un savoir, mais un pouvoir qui s’exerce en se donnant pour un
savoir.