(I, 1, 184 a 10) Puisque le savoir et la science, dans toutes les disciplines où se rencontrent des principes primordiaux, ou des causes, ou des éléments, s’obtiennent en établissant ces derniers (car c’est en établissant ses causes premières, ses premiers principes primordiaux et jusqu’à ses éléments que nous considérons que nous avons la connaissance d’un objet), il est clair que, dans le cas de la science de la Nature également, il faut chercher à préciser, en premier lieu, ce qui concerne ses principes primordiaux. Et il y a un chemin qui conduit, d’une façon naturelle, de ce qui est plus accessible et plus clair pour nous, à ce qui est plus clair et plus accessible par sa nature ; car ce n’est pas la même chose qui est accessible pour nous et qui l’est par lui-même. Raison pour laquelle il faut procéder, de cette façon, de ce qui est moins clair, par sa nature, tout en étant plus clair pour nous, vers ce qui est plus clair par sa nature et, à cet égard, plus accessible. Or, ce qui se manifeste à nous sur un mode immédiatement accessible, c’est, plutôt, ce qui est composé ; plus tard, seulement, deviennent accessibles, à partir de là, les éléments et les principes primordiaux dont il se compose, si on le soumet à l’analyse. Pour cette raison, on doit aller, de ce qui est général, vers ce qui est particulier ; or, ce qui est global est plus accessible aux sens, et ce qui est général est quelque chose de global ; car ce qui est général embrasse beaucoup de choses à titre de parties. D’une certaine façon, les mots sont exactement dans la même situation à l’égard des concepts qu’ils expriment ; car ils n’ont qu’une signification globale et vague, par exemple, le mot cercle, et c’est leur définition qui précise seulement cette notion en ses déterminations particulières. D’ailleurs, les enfants commencent par appeler père tous les hommes, et, toutes les femmes, mère, et, plus tard, ils distinguent chacun d’entre les deux.
(I, 2, 184 b 15) Il faut que le principe primordial soit, ou bien, un, ou bien, multiple, et s’il est un, qu’il soit, ou bien, sans mouvement, comme disent Parménide et Mélissos (1), ou bien, en mouvement, comme disent les physiciens, disant, les uns, que le premier principe primordial est l’air, d’autres, qu’il est l’eau [2]; et, s’il est multiple, qu’il soit fini [3], ou infini [4], et, s’il est fini, mais supérieur à un, qu’il soit, ou bien, deux [5], ou bien, trois [6], ou bien, quatre [7], ou bien, un autre nombre, et s’il est infini, qu’il soit, ou bien, au sens de Démocrite, un quant au genre, tout en présentant une différence de figure [8], ou bien, présentant une différence d’apparence, ou, encore, qu’ils soient contraires. Cet examen est semblable à celui auquel se livrent ceux qui examinent la question de savoir combien il y a d’êtres ; en effet, les premiers principes qui sont à l’origine des êtres, on examine alors s’il est un ou multiple, et, s’il est multiple, s’il est fini, ou infini, si bien qu’on examine la question de savoir si le principe primordial, ou élément, est un ou multiple.
(184 b 25) Toutefois, l’examen de la question de savoir si ce qui est est un et immobile n’est pas un examen qui porte sur la Nature ; car, pas plus qu’un géomètre n’a encore rien à dire à quelqu’un qui met en cause les principes mêmes de sa science, mais que cet examen relève, soit, d’une science distincte, soit, d’une science qui porte sur toutes les autres, pas plus celui qui s’occupe des principes primordiaux ; car, il ne s’agit plus d’un principe primordial, s’il est simplement un et un en ce sens [9]. Il n’y a de principe primordial que de quelque chose, ou de plusieurs. Il revient donc au même d’examiner s’il est un au sens qu’ils disent, ou d’entrer dans une discussion sur toute autre proposition soutenue pour s’entendre parler (par exemple, celle d’Héraclite, ou si l’on disait que ce qui est est un unique homme), ou de réfuter un raisonnement éristique [10], comme sont, précisément, ces deux doctrines, celle de Mélissos, comme celle de Parménide ; car, à la fois, leurs points de départ sont faux et les conséquences en sont mal déduites ; et celle de Mélissos est la plus pénible des deux et ne cesse d’en rajouter, et, une fois admise une seule de ses absurdités, les autres en découlent ; ça, c’est très facile. Nous, nous partons du présupposé que les êtres naturels sont en mouvement, soit, tous, soit quelques-uns ; et on le sait grâce à l’expérience. Il n’y a pas non plus besoin de répondre à toutes les objections [11], mais, seulement, à celles qu’on déduit, à tort, des principes, et aux autres, non ; par exemple, réfuter la quadrature obtenue à l’aide de segments, ça fait partie du travail d’un géomètre, mais la quadrature d’ Antiphon, ça, ça n’en fait pas partie [12] ; toutefois, puisque, sans parler de la Nature, il se trouve, néanmoins, qu’ils parlent de difficultés soulevées par l’étude des êtres naturels, ce serait, peut-être, bien d’en dire quelques mots [13] ; pareil examen n’est pas étranger à l’exposition de la science.
(185 a 20) Et la façon la plus naturelle de commencer, puisque ce qui est s’entend en plusieurs sens, est d’examiner en quel sens ceux qui disent que tout est un entendent cette proposition, s’ils veulent dire que tout est une substance, ou une quantité, ou une qualité, puis, dans chaque cas, s’ils veulent dire que tout est une substance unique, par exemple, un unique être humain, ou un unique cheval, ou une unique âme [14], ou s’ils veulent dire qu’il s’agit d’une qualité unique, par exemple, du blanc, du chaud, ou de quelque chose de ce genre. Car tout cela est fort différent l’un de l’autre, à un point qu’on ne saurait dire. Or, s’il s’agit, à la fois, d’une substance, d’une qualité et d’une quantité, et ce, indépendamment de la question de savoir si elles sont indépendantes les unes des autres, ou non, on aura, déjà, affaire à des êtres multiples ; et, si tout est une qualité ou une quantité, qu’il y ait, ou non de la substance, ce serait curieux, s’il faut appeler curieux ce qui ne saurait avoir lieu. Car aucun être ne peut avoir d’existence séparée, si ce n’est la substance ; car tout se dit de la substance comme d’un sujet. Mélissos dit que ce qui est est infini. Ce qui est est donc une quantité ; car l’infini rentre dans la quantité, mais une substance ne saurait être infinie, pas plus qu’une qualité, ou une propriété quelconque, si ce n’est en un sens oblique, si elles sont, en même temps, des quantités ; car la notion de l’infini requiert celle de la quantité, mais pas celle d’une substance ou d’une qualité. Et s’il est, à la fois, substance et quantité, ce qui est est deux, et pas un ; et s’il est seulement substance, il n’est pas infini, ni n’aura la moindre grandeur ; ou, alors, il sera une quantité.
(185 b 5) En outre, puisque ce qui est un s’entend, à son tour, lui-même, en plusieurs sens, exactement comme ce qui est, il faut examiner en quel sens ils entendent que tout est un. On appelle un, tantôt, ce qui est continu [15], tantôt, ce qui est indivisible, tantôt, ce dont le concept est le même et dont le concept de la quiddité [16] est un concept unique, comme alcool de fruits et liqueur. Si on le prend au sens de continu, ce qui est un sera multiple ; car ce qui est continu est divisible à l’infini. (Une difficulté se présente, dans le cas de la partie et du tout, peut-être pas à propos, mais, en soi, il y a difficulté, pour savoir si la partie et le tout sont un ou multiples, en quel sens ils sont un ou multiples, et, s’ils sont multiples, en quel sens ils sont multiples ; de même, dans le cas des parties que présente ce qui n’est pas continu ; et il y a, aussi, puisque chacune de deux parties ne fait qu’une, au sens d’indivisible, avec leur tout, le fait qu’elles ne font qu’une aussi l’une avec l’autre [17]). En revanche, si on le prend au sens d’indivisible, ce qui est ne sera plus du tout une quantité ou une qualité, et ne sera donc pas infini, comme prétend Mélissos, ni, non plus, fini, comme prétend Parménide ; car c’est l’arête qui circonscrit qui est indivisible, non ce qu’il circonscrit. Enfin, si tout ce qui est est un au sens où il a le même concept, comme dans le cas du paletot et du manteau, il s’ensuit qu’on professe la doctrine d’Héraclite [18] ; ce qu’est le bien et ce qu’est le mal sera donc la même chose, de même ce qu’est le bien et ce que n’est pas le bien, (de sorte que bien et pas bien seront une seule et même chose, et aussi être humain et cheval, et qu’il ne s’agira plus de savoir si ce qui est est un, mais s’il est rien), et, de même, être en telle quantité et être tel ou tel. Même de plus récents parmi les Anciens [19] étaient troublés par la crainte qu’une même chose ne devînt, dans leurs mains, à la fois, une et multiple. C’est pourquoi il y en a qui ont supprimé l’emploi du verbe être, comme Lycophron, d’autres modifiaient la façon de s’exprimer, disant, non pas, qu’un homme est blanc, mais qu’il a blanchi, non qu’il est en train de marcher, mais qu’il marche, de peur qu’en employant le verbe être, ils ne fissent que l’un soit multiple, dans l’idée que ce qui est un et ce qui est se disent, toujours, en un seul et même sens [20]. Or, des êtres peuvent être multiples, soit, par leur concept (par exemple, être blanc, ou être lettré, n’a pas le même concept ; or, c’est un même sujet qui est les deux ; donc, ce qui est un est multiple), soit, par division, au sens du tout et de ses parties. Et l’on voyait, là, une difficulté et l’on reconnaissait que ce qui est un était multiple, comme si un seul et même sujet ne pouvait pas être un et multiple sans que leurs attributs opposés le fussent ; car il y a ce qui est un en puissance, et ce qui l’est en acte [21].
(I, 3, 186 a 4) Devant ces considérations, il semble bien que ce qui est ne saurait être un, et les raisons sur lesquelles on se fonde pour démontrer qu’il l’est, il n’est pas difficile de les réfuter. Dans les deux cas, on a affaire à des raisonnements éristiques, qu’il s’agisse de Mélissos ou de Parménide [22]. Or, que Mélissos commet un paralogisme, cela est clair : il croit, en effet, partir du principe que, du moment que tout ce qui est né possède un commencement, il en résulte que ce qui n’est pas né n’en a pas [23]. Ensuite, cette idée elle-même est déjà curieuse, l’idée que tout ait un commencement, à savoir, une chose ; le temps, par exemple, n’en a pas ; et la naissance de cette chose, d’une façon générale, et non, uniquement, l’altération, comme s’il n’y avait pas de changement brutal [24]. De plus, pour quelle raison ce qui est devrait-il être immobile, rien que du moment qu’il est un ? Car, de même que la partie, tout en étant une, cette eau, par exemple, se meut sur place, pourquoi le tout n’en ferait-il pas autant ? En supposant qu’on accorde ce point, qu’est-ce qui pourrait bien faire qu’il ne pût y avoir d’altération ? Bien au contraire, ce qui est ne peut pas non plus être un par son apparence, mais, seulement, par sa matière (et, en ce dernier sens, il y a aussi un certain nombre de physiciens qui soutiennent qu’il est un [25], sans qu’il le soit, pour autant, au sens précédent) ; un être humain est quelque chose de différent d’un cheval par son apparence, de même les contraires.
(186 a 22) Et [26] ce mode de raisonnement vaut aussi pour Parménide, même si certaines raisons lui sont particulières ; ici, encore [27], la réfutation souligne, d’une part, le caractère erroné du point de départ, d’autre part, la mauvaise manière dont il en déduit les conséquences [28], caractère erroné du point de départ qui consiste à supposer que ce qui est se dit en un seul sens, alors qu’il se dit en plusieurs, et mauvaise façon d’en déduire des conséquences, parce que si on prend, simplement, tout ce qui est blanc, si le mot blanc a une seule signification, cela n’empêche pas que tout ce qui est blanc est multiple, et non pas un ; car tout ce qui est blanc ne sera un, ni, au sens où il se présente sur le mode d’une continuité sans morcellement, ni, au sens de son concept [29]. Car être aura une autre signification dans le cas de blanc et dans celui du sujet qui le reçoit. Le blanc ne sera pas, pour autant, quelque chose de détachable de ce qui est blanc ; car ce n’est pas au sens où l’on pût l’en détacher, mais au sens de ce qu’il est, que le blanc est quelque chose de différent du sujet auquel il appartient [30]. Seulement, cela, Parménide ne le comprenait pas encore. Ce qu’il aurait fallu alors prendre comme point de départ, ce n’est pas, simplement, l’idée que ce qui est a une seule signification, quel que soit le sujet dont il se dise, mais encore, ce qui est et ce qui est un [31]. Car l’accident se dit toujours d’un sujet, quel qu’il soit, de sorte que ce dont l’accident est qu’il est, ne sera pas (car il est quelque chose de différent de ce qui est) ; il y aura donc quelque chose qui n’est pas. Dans ces conditions, ce qui est n’appartiendra pas à autre chose. Car ce quelque chose d’autre ne pourra plus être lui-même quelque chose qui est, si ce qui est n’a pas plusieurs significations, de telle façon que chaque chose pourra être quelque chose. Seulement, la présupposition initiale est que ce qui est a une seule signification [32]. Si, dans ces conditions, ce qui est n’est accident de rien, et que le reste l’est de lui, pourquoi ce qui est signifie-t-il ce qui est, plutôt que ce qui n’est pas? Car, supposons que ce qui est soit, aussi, blanc, sans que ce qu’est le blanc soit ce qu’est ce qui est (car ce qui est n’est pas non plus accident de ce qui est blanc [33] ; car rien n’est, sauf ce qui est), ce qui est blanc sera donc quelque chose qui n’est pas ; et, ce, non pas au sens où il n’est pas ceci ou cela, mais au sens où il n’est rien du tout. Il en résulte que ce qui est n’est pas ce qui est ; car il demeure vrai de dire qu’il est blanc, et blanc signifiait : qui n’est pas. Donc, blanc signifie, lui aussi, ce qui est ; et, donc, ce qui est a plusieurs significations. Ce qui est n’aura donc pas non plus de grandeur, du moment que ce qui est est ce qui est ; car à chacune des deux parties en lesquelles on peut diviser une grandeur à l’infini appartiendra un être différent [34].
(186 b 14) Que ce qui est se dédouble en ce qui est quelque chose d’autre, on le voit aussi grâce à l’exemple de la définition, par exemple, si l’être humain est ce qui est quelque chose, il faut que l’être vivant soit aussi ce qui est quelque chose, ainsi que la qualité de bipède [35]. Car, s’il ne s’agit pas de ce qui est quelque chose, il s’agira d’accidents [36]. Accidents, soit de l’être humain, soit, d’un autre sujet. Eh bien, c’est impossible : car, par accident, on entend, soit, ce qui peut appartenir à un sujet, comme il peut ne pas lui appartenir, soit, ce dans le concept de quoi est renfermée la notion de ce dont il est un accident (par exemple, l’attitude assise, si on la considère indépendamment de la personne qui est assise, et, dans le flaccide, est renfermée la notion de la couille plate, dont nous disons que le flaccide est un accident) ; de plus, toutes les déterminations qui sont contenues dans l’énoncé définitionnel ou en lesquelles il consiste, dans le concept d‘aucune de ces déterminations n’est jamais renfermé le concept du tout, par exemple, dans le concept de bipède n’est pas renfermé le concept d’être humain, ni, dans le concept de blanc, celui de l’homme aux cheveux blancs [37]. Or, s’il en est ainsi, et que bipède est un accident d’être humain, cette qualité devient, automatiquement, détachable, de sorte que l’être humain pourrait ne pas être bipède, en d’autres termes, dans le concept de bipède, sera contenu le concept d’être humain. Voilà qui est impossible ; c’est, au contraire, celui de bipède qui est contenu dans celui d’être humain. Si bipède et être humain sont les accidents d’un sujet distinct, et que chacun de ces deux termes n’est pas ce qui est quelque chose, être humain deviendrait, à son tour, l’accident d’un sujet distinct. Au contraire, ce qui est quelque chose ne doit être accident de rien, et du sujet dont se disent être vivant et bipède doit se dire aussi l’expression qu’ils composent [38] ; l’ensemble est donc constitué de termes inséparables l’un de l’autre [39] ? Il y en a aussi qui ont sacrifié aux deux doctrines, celle selon laquelle tout est un, si ce qui est a une seule signification, en disant que ce qui n’est pas est, celle qui se fonde sur ce qu’on voit se produire lorsqu’on coupe une grandeur en deux indéfiniment, en imaginant des grandeurs insécables [40]. Mais il est évident aussi qu’il n’est pas vrai que, si ce qui est a une seule signification et que les contraires ne se disent pas d’un même sujet en même temps, ce qui n’est pas ne soit pas, car rien n’empêche, non pas qu’il soit, en un sens général, du moins que ce qui n’est pas ne soit pas ceci ou cela. Quant à dire, au-delà de ce qui est, s’il n’y a pas autre chose, tout devient un, c’est une connerie. Car qui est-ce qui comprend ce qui, précisément, est, sans comprendre qu’il s’agit, précisément, de ce qu’est une chose ? Et si c’est de cela qu’il s’agit, plus rien ne s’oppose à ce que les êtres soient multiples, comme nous avons dit. Aussi, que ce qui est ne saurait être un à leur façon à eux, cela est clair.
(I, 4, 187 a 12) Au sens où l’entendent les physiciens, il faut distinguer deux écoles (41). Les uns, imaginant que le corps sous-jacent est un, qu’il s’agisse de l’un des trois éléments, ou d’autre chose qui est plus dense que le feu, et plus fin que l’air, engendrent les autres êtres grâce à une densité ou rareté [42] et imaginent qu’ils sont multiples (or, le dense et le rare sont contraires; en termes généraux, il ne s’agit toujours que d’excès ou de défaut, au sens où Platon entend le grand et le petit, à ceci près qu’il les prend pour la matière, et ce qui est un, pour une apparence qu’elle revêt, tandis que les auteurs précédents prennent l’un qui est sous-jacent, pour la matière, et les contraires, pour ses différences et pour les apparences qu’elle revêt [43]) ; d’autres, en revanche, imaginent [44] que les contrariétés se dégagent de l’un où elles sont contenues, comme disent Anaximandre et tous ceux qui disent qu’il y a de l’un et du multiple, comme Empédocle et Anaxagore ; car eux aussi font se dégager les autres êtres du mélange originel. Mais ils diffèrent l’un de l’autre en ce que l’un leur fait accomplir un cycle [45], et l’autre, un mouvement simple, et, l’un [46], des êtres en quantité infinie, les homéomères et les contraires, et l’autre, seuls ceux qu’on appelle les éléments. Il semble qu’Anaxagore soit parvenu à cette conception de l’infini en partant de l’idée qu’une doctrine, qui est fort répandue chez les physiciens, était vraie, selon laquelle rien ne naît de ce qui n’est pas (et c’est pour ça qu’on s’exprime ainsi : «Toutes choses étaient en un seul et même lieu» [47], et devenir ceci ou cela revient, simplement, pour lui, à devenir autre, alors que d’autres parlent de mélange et de séparation) ; et, aussi, en se fondant sur le fait que les contraires naissent les uns des autres ; ils étaient contenus l’un dans l’autre, donc ; car, du moment que tout ce qui naît doit nécessairement naître, soit, de ce qui est, soit de ce qui n’est pas, et qu’il est impossible qu’ils naissent de ce qui n’est pas (et c’est, là, un point de doctrine sur lequel tous les observateurs de la Nature sont d’accord), on a cru que devait, nécessairement, résulter la conséquence restante, qu’ils naquissent donc de choses qui sont déjà, et qui sont sur un mode enveloppé, et de choses qui nous demeurent imperceptibles en raison de la petitesse de leur masse. Pour cette raison, on soutient [48] que tout est mélangé dans tout, à savoir, parce qu’on voyait tout naître de tout ; cela se présente sous des aspects différents, nous dit-on, et on l’appelle de noms différents les uns des autres d’après celle des particules infiniment petites qui est la plus abondante en raison de sa quantité au sein du mélange, car, dit-on, du blanc, du noir, du sucré, de la chair ou de l’os à l’état parfaitement pur, il n’y en a pas, mais ce dont une chose participe le plus, c’est ça qui donne l’impression d’être la nature de sa réalité.
(187 b 7) Seulement, voilà : du moment que l’infini, en tant qu’infini, est inconnaissable, l’infini en nombre ou en grandeur est une quantité inconnaissable, et l’infini quant à l’apparence est une qualité inconnaissable. Si les principes primordiaux sont infinis, à la fois, en nombre [49] et selon l’apparence qu’ils revêtent [50], il est impossible d’acquérir un savoir portant sur leurs effets. Tel est, en effet, le savoir que nous pensons avoir de ce qui est composé, de savoir de quels éléments il se compose et de combien. De plus, il faut nécessairement que ce dont la partie peut avoir n’importe quelle taille, en grandeur ou en petitesse, le puisse aussi lui-même (je veux dire : l’une des parties telles qu’on obtient en divisant le tout et qui est contenue en lui) ; par conséquent, du moment qu’un animal ou une plante ne peut avoir n’importe quelle taille en grandeur ou en petitesse, il est manifeste qu’aucune de ses parties, non plus, ne le peut ; car le tout en sera, tout autant, capable. Or, la chair, l’os, et les autres parties sont les parties d’un animal, et les fruits, des plantes. Il est donc clair qu’il est impossible qu’il y ait une chair, un os ou autre chose, qui ait n’importe quelle taille, que ce soit en allant vers du plus grand, ou vers du plus petit. De plus, si toutes ces parties sont contenues les unes dans les autres et qu’au lieu de naître elles se séparent les unes des autres, contenues, comme elles sont, les unes dans les autres, et que, cependant, on les appelle d’après ce qui prédomine au sein du mélange, que, néanmoins, n’importe quoi naît de n’importe quoi (par exemple, l’eau, de la chair, par séparation, et la chair, de l’eau), et qu’un corps fini n’est jamais remplacé que par un autre corps fini, il est manifeste que tout ne peut pas être dans tout. Car, une fois de la chair soustraite à l’eau, et qu’il y ait une deuxième soustraction par une sécrétion à partir de l’eau restante, la quantité excrétée fût-elle aussi petite qu’on voudra, il n’en demeure pas moins qu’elle ne saura dépasser un certain seuil de petitesse. Donc, si l’excrétion s’arrête, tout ne sera plus dans tout (car, dans ce qu’il reste d’eau, aucune chair ne sera contenue), et si elle ne s’arrête pas et que la soustraction se poursuit indéfiniment, il y aura, dans une grandeur finie, des quantités finies, égales entre elles, dont le nombre est infini ; chose qui ne saurait avoir lieu [51]. En outre, puisqu’un corps devient nécessairement plus petit quand on lui enlève quelque chose, et que la quantité de chair est déterminée, tant en grandeur, qu’en petitesse, il est manifeste que, de la chair la plus petite possible, plus aucun corps ne pourra plus s’excréter ; car la chair restante sera plus petite que la plus petite possible. De plus, à l’intérieur des corps infiniment petits, il devrait toujours y avoir de la chair infiniment petite, du sang et de la cervelle, mais pas sur un mode séparé les uns des autres, n’en subsistant pas moins, chacun d’entre eux étant infiniment petit ; chose qui est étrange. Mais quand il dit qu’ils ne se séparent jamais, si l’expression n’est pas employée à bon escient, elle n’en est pas moins juste ; car les accidents ne sauraient avoir d’existence séparée ; supposons qu’on ait un mélange de couleurs et d’états, s’ils se séparent, ce blanc ou cette bonne santé ne seront, ni, en même temps quelque chose de différent, ni, ne se diront d’un sujet [52]. Aussi, l’Intelligence [53] se perd à chercher ce qui ne saurait avoir lieu, en voulant séparer, sans pouvoir y parvenir, que ce soit pour la quantité ou pour la qualité, pour la quantité, parce qu’il n’y a pas de grandeur la plus petite possible, pour la qualité, parce que les accidents ne se laissent pas détacher. Incorrecte est, encore, la façon dont il conçoit l’origine des êtres d’apparence semblable. Car, en un sens, la glaise se divise en glaise, en un autre, non. Et ce n’est pas de la même façon dont des briques proviennent d’une maison, ou une maison, de briques, que l’eau et l’air sont et naissent l’une de l’autre. Il aurait mieux fait d’adopter un nombre d’éléments plus réduit et un nombre fini, comme fait, précisément, Empédocle.
(I, 5, 188 a 19) Ceux [54] qui disent que le tout est l’Un et qu’il n’est pas en mouvement considèrent, tous, que ce sont les contraires qui sont les principes primordiaux (y compris Parménide, en effet, considère le chaud et le froid comme les principes primordiaux, sauf qu’il les appelle feu et terre), de même ceux qui disent que ce sont le rare et le dense, ou Démocrite, quand il dit que ce sont le plein et le vide, dont il dit que l’un est sur le mode de ce qui est, et l’autre, sur le mode de ce qui n’est pas ; il dit, en outre [55], qu’ils diffèrent sous le rapport de la position, de la figure et de l’ordre où ils se présentent. Or, il s’agit, là, de genres de contraires : sous le rapport de la position, le haut et le bas, le devant et le derrière, et sous celui de la figure, ce qui présente des angles, ou n’en présente pas, ce qui est délimité par des surfaces planes, ou par des surfaces courbes [56]. Que, sous un nom ou sous un autre, ce sont, toujours, les contraires qu’on considère comme étant les principes primordiaux, voilà qui est donc clair. Et ils ont parfaitement raison de le faire : car, ce qui est principe primordial ne doit pas recevoir son être l’un de l’autre, ni d’autre chose, et tout le reste doit le recevoir de lui ; or, ces deux caractéristiques appartiennent au contraires primordiaux : grâce à leur caractère primordial, ils ne reçoivent pas leur être d’autre chose, grâce à leur caractère de contraires, ils ne le reçoivent, non plus, l’un de l’autre.
(188 a 30) Encore faut-il examiner [57], d’une façon précise, comment on parvient à cette conclusion. Pour commencer, il faut bien savoir que, parmi tout ce qui est, ce n’est jamais n’importe quoi qui produit ou subit, d’une façon naturelle, un effet sous l’action de n’importe quoi et que n’importe quoi ne naît jamais de n’importe quoi, à moins de prendre ces expressions en un sens impropre, car comment quelque chose de blanc pourrait-il naître de quelque chose de lettré, sans que ce qui est lettré appartienne, en un sens impropre, à ce qui n’est pas blanc, ou à ce qui est noir ? En revanche, quelque chose de blanc naît de quelque chose de non-blanc, et, non pas de n’importe lequel, mais de quelque chose de noir, ou de ce qui est intermédiaire entre eux, et quelque chose de lettré, de quelque chose de non lettré, sauf que ce n’est pas de n’importe lequel, mais de quelque chose d’illettré ou de ce qu’il peut y avoir d’intermédiaire entre eux. Il ne se perd non plus, semble-t-il, dans n’importe quoi, par exemple ce qui est blanc ne se perd pas dans ce qui est lettré, sauf s’il l’est, d’aventure, en un sens oblique, mais bien dans ce qui n’est pas blanc, et pas dans n’importe quoi qui ne l’est pas, mais dans ce qui est noir ou intermédiaire entre eux ; et, de cette même façon, ce qui est lettré, dans ce qui n’est pas lettré, et pas dans n’importe lequel, mais dans ce qui est illettré ou dans ce qu’il peut y avoir d’intermédiaire entre eux. Et cela se passe d’une façon semblable dans les autres cas également, puisque les êtres qui ne sont pas simples, mais composés [58], se comportent, eux aussi, de la même façon ; seulement, puisque, dans ce cas, on ne les appelle pas du nom de leurs dispositions opposées, cela se passe sans qu’on s’en aperçoive. Tout ce qui présente une complexion quelconque naît donc nécessairement de quelque chose qui ne la présente pas, de même, ce qui ne la présente pas, de quelque chose qui la présente, et ce qui la présente, se perd dans l’absence de cette complexion, et cela, non dans n’importe laquelle, mais dans celle qui lui est opposée. Et il ne sert à rien de parler d’ordre de position et de composition [59], au lieu de complexion ; car il est manifeste que ce sera toujours la même chose. Au contraire, c’est exactement ainsi que naissent une maison, une statue, et tout ce qu’on veut ; car la maison naît d’un état où tels matériaux se trouvent, non composés, mais dispersés de telle ou telle façon, et la statue et ce qui revêt une figure, d’une absence de figure; et chacun de ces produits est, tantôt, une ordre de position précis, tantôt, une composition précise [60]. Mais, s’il en est ainsi, tout ce qui naît devrait donc naître, et tout ce qui disparaît, disparaître, de ce qui lui est contraire ou dans ce qui lui est contraire ou qui est intermédiaire entre eux. Cet intermédiaire lui-même naît, toujours, des contraires, par exemple les couleurs, du blanc et du noir ; donc, dans tout ce qui naît naturellement, on a affaire, soit, à des contraires, soit, à ce qui naît de contraires.
(188 b 26) Jusqu’ici, même la plupart des autres [61] auteurs sont à peu près d’accord avec nous, comme nous disions plus haut [62] ; car, ces éléments et tout ce qu’ils appellent principes primordiaux, quelque peu vraisemblable que soit ce qu’ils retiennent ainsi, ce sont toujours les contraires qu’ils appellent ainsi, comme sous la contrainte de la vérité en personne. Sans doute diffèrent-ils entre eux en choisissant, les uns, des contraires plus primitifs, d’autres, des contraires plus dérivés, les uns, des contraires plus faciles à connaître par la pensée, d’autres, des contraires plus faciles à connaître par les sens [63] (car il y a ceux qui voient, dans le chaud et le froid [64], ou dans l’humide et le sec, et, puis, ceux qui voient dans l’impair et le pair [65], ou dans la haine et l’amour [66], la cause du devenir ; et ces notions présentent, entre elles, la différence que nous disions), si bien qu’en un sens, ils soutiennent la même doctrine, en un autre sens, chacun une doctrine différente, mais différente, précisément, à ce qu’on croit peut-être communément, et la même, par analogie ; ces contraires sont, en effet, toujours pris au sein du même complexe de notions ; simplement, les uns sont trop larges, et les autres, pas assez. De ce fait, ils soutiennent, à la fois, une doctrine semblable et des doctrines différentes, et, tantôt, une moins bonne, tantôt, une meilleure, prenant, les uns, des contraires plus faciles à connaître par la pensée, comme nous disions plus haut [67], d’autres, par les sens (car ce qui est commun peut se connaître par la pensée, et ce qui est individuel, par les sens ; car la pensée porte sur ce qui est commun, et la sensation, sur ce qui n’a qu’un sens local [68]), comme, par exemple, le grand et le petit [69], par la pensée, et le rare et le dense, par les sens. Il est donc manifeste que les principes primordiaux doivent être contraires entre eux [70].
(I, 6, 189 a 11) Le point suivant consisterait à examiner la question de savoir s’il y en a deux, trois, ou plus de trois. Car, qu’il n’y en eût qu’un seul, cela ne saurait se faire, parce que des contraires ne sont pas au nombre d’un seul, et, pas davantage, qu’il y en eût une infinité, parce que ce qui est ne sera pas connaissable, que, dans tout genre qui est un seul, il n’y a qu’une seule contrariété, et que la substance est un genre qui est un, enfin, parce que ce qui naît peut naître d’un nombre fini de principes primordiaux et qu’il est plus simple qu’il naisse ainsi, comme pense Empédocle, plutôt que d’une infinité ; or, Empédocle se fait fort d’expliquer ainsi tout ce qu’Anaxagore explique grâce à des principes en nombre infini [71]. Mais il y a aussi le fait que, parmi deux termes contraires, il y en a toujours un qui est antérieur à l’autre, et qu’ils naissent les uns des autres, ainsi, le sucré et le salé, le blanc et le noir, tandis que les principes doivent, subsister toujours [72].
(189 a 20) Aussi, qu’ils ne sont, ni en nombre unique, ni en nombre infini, cela résulte de ces considérations ; et, une fois dit qu’ils sont en nombre fini, il y a des raisons de ne pas se limiter à deux ; on pourrait, en effet, se demander comment, dans ces conditions, la qualité du dense peut agir sur celle du rare, ou celle-ci, sur celle du dense. Et il en va toujours de même de n’importe quelle autre contrariété ; en effet, ce n’est pas la haine que l’amour ramène à l’unité, ni à partir d’elle qu’il produit une chose, ni, la haine, à partir de lui, mais, seulement, leur action commune sur une troisième chose différente d’eux [73]. Et il y en a qui en admettent même plusieurs dont ils croient que la nature des êtres est composée. En outre, on pourrait encore se poser la question suivante : s’il ne faut pas admettre une nature [74] différente, qui fût sous-jacente aux contraires ; car il n’y a rien, parmi ce qui est, dont nous voyions que les contraires soient la substance [75], et le principe primordial ne doit se dire d’aucun sujet. Car ce sujet sera alors le principe primordial du principe primordial ; car le sujet est le principe primordial, et semble être antérieur à l’attribut qui se dit de lui. De plus, nous soutenons qu’une substance n’est pas contraire à une substance : mais comment ce qui n’est pas une substance pourrait-il donner naissance à une substance ? Ou comment ce qui n’est pas une substance pourrait-il être quelque chose d’antérieur à une substance ? Raison pour laquelle, précisément, si l’on tient, pour vraie, la proposition précédente, ainsi que la dernière [76], il faut, si l’on veut vérifier les deux, admettre une troisième chose sous-jacente, comme soutiennent ceux qui disent que tout est une seule et unique nature, qu’il s’agisse de l’eau, du feu, ou d’une nature intermédiaire entre ces dernières [77]. L’hypothèse d’une nature intermédiaire semble, d’ailleurs, la plus vraisemblable : le feu, en effet, la terre, l’air et l’eau sont déjà compliqués de contrariétés. Raison pour laquelle ceux qui font, du sujet sous-jacent, quelque chose de différent des éléments n’ont pas tort, ni, parmi les autres, ceux qui y voient l’air ; de fait, parmi les autres éléments, l’air est celui qui présente le moins de différences sensibles, puis, dans l’ordre, c’est l’eau. Il demeure qu’ils affublent, tous, cet élément unique de termes contraires, d’une densité et d’une rareté [78], et d'un plus et d'un moins [79]. Or, il s’agit, là, tout simplement, de l’excès et du défaut, comme il a été dit plus haut [80]. Et c’est, là, une doctrine dont on a l’impression qu’elle est fort ancienne, cette doctrine selon laquelle ce sont l’Un, l’excès et le défaut qui sont les principes primordiaux des êtres, à ceci près qu’à l’époque on ne l’entendait pas comme à une date plus récente, mais que les Anciens voyaient, plutôt, dans les deux contraires, les principes actifs, et, dans l’Un, le principe passif, tandis que, parmi les Modernes, certains voient, au contraire, plutôt, dans l’Un, le principe actif, et, dans les deux contraires, les principes passifs [81].
(189 b 16) Dans ces conditions, la doctrine selon laquelle les éléments [82] sont au nombre de trois, pour ces raisons et pour d’autres semblables, semble bien présenter, à l’examen, une certaine vraisemblance, comme nous disions [83], tandis que celle selon laquelle il y en aurait plus de trois n’en présente plus guère ; en effet, pour constituer le pôle passif, l’Un suffit, tandis que, si, en supposant qu’il y en ait quatre [84], on obtient deux contrariétés, il faudra toujours, indépendamment de chacune des deux, une nature différente quelconque intermédiaire entre les contraires [85] ; et si les contraires peuvent s’engendrer les uns à partir des autres, avec deux contrariétés, l’une des deux contrariétés serait de trop. En même temps, il est parfaitement impossible qu’il puisse y avoir plus d’une seule contrariété primordiale. Ceci, parce que la substance est l’un des genres de ce qui est, si bien que les principes primordiaux présenteront, entre eux, une différence d’antériorité et de postériorité, mais non de genre ; car, au sein d’un même genre, il n’y a jamais qu’une seule contrariété [86], et toutes les contrariétés semblent se ramener à une seule. Dans ces conditions, que le nombre des éléments ne saurait être ni d’un seul, ni supérieur à deux ou trois, c’est manifeste ; quant à savoir laquelle de ces deux dernières hypothèses est la bonne, comme nous disions, cela soulève une énorme difficulté.
(I, 7, 189 b 30) Quant à nous, exposons notre doctrine sous la forme suivante, en abordant, en premier lieu le devenir dans son ensemble ; car il est conforme à la nature de préciser, en premier lieu, ce qu’il y a de commun [87], comme d’examiner, dans l’ordre, ce qu’il y a de propre à chaque cas particulier. Nous soutenons donc que tel être naît d’un autre être, et tel être, d’un être différent, qu’il s’agisse d’expressions composées d’un seul mot ou de plusieurs. Je veux dire ceci. Il arrive, n’est-ce pas, qu’un homme devienne lettré, mais, aussi, que ce qui n’est pas lettré devienne lettré, ou, encore, que l’homme qui n’est pas lettré devienne un homme lettré. Par expression composée d’un seul mot, j’entends, dans le cas de ce qui devient, cet homme ou cela qui n’est pas lettré, et, dans le cas de ce qu’il devient, la simple qualité de lettré. Et, par expression composée de plusieurs mots, j’entends, aussi bien, ce que devient ce qui devient, que ce qui devient, lorsque nous disons que cet homme qui n’est pas lettré devient un homme lettré. Parmi ces différentes expressions, les unes ne se disent pas seulement au sens où l’on devient ceci ou cela, mais encore à quel titre on le devient, par exemple, on devient lettré en tant que non lettré ; d’autres ne se disent pas dans ces deux significations, car ce n’est pas à titre d’homme qu’on devient lettré, mais c’est l’homme qui devient lettré [88]. Parmi les êtres qui deviennent au sens où nous disons que deviennent les expressions formées d’un seul mot, il y en a un qui subsiste au cours de son devenir, tandis que l’autre ne subsiste pas ; en effet, l’homme subsiste en devenant un homme lettré et demeure, tandis que ce qui n’est pas lettré et ce qui est illettré ne subsistent pas, que ce soit dans les expressions formées d’un seul mot, ou de plusieurs.
(190 a 13) Ces points étant précisés, la conclusion qui se dégage de toutes les formes possibles de devenir, si l’on examine les façons dont nous les exprimons, est la suivante : ce qui devient doit, toujours, demeurer sous-jacent comme quelque chose, et ce quelque chose qui subsiste, même s’il est simple quant au nombre, il ne l’est pas quant à son apparence [89] ; et, ce qui est une seule et même chose quant à l’apparence qu’il revêt, je dis qu’il l’est aussi quant à son concept, car, ce qu’est un homme, ou ce qu’est de l’illettré, ce sont, là, deux choses différentes. C’est le premier qui subsiste, non le second ; celui qui n’est pas opposé à un autre subsiste (car l’homme subsiste) ; ce qui n’est pas lettré et ce qui est illettré ne subsistent pas, ni le composé des deux, comme l’homme illettré. Et l’expression telle chose provient de telle autre, ou devenir autre qu’on n’était, on l’entend, en général, au sens de ce qui ne subsiste pas, par exemple, devenir lettré d’illettré, et non d’homme. Mais, parfois, on le dit aussi en parlant de ce qui subsiste. Nous disons bien qu’une statue naît du bronze, et non, que le bronze devient une statue. Mais pour exprimer que quelque chose provient du terme opposé et qui ne subsiste pas, on s’exprime des deux façons, de ceci, on devient cela, et ceci devient cela ; car, on dit que, d’illettré, on devient lettré, mais aussi que l’illettré devient lettré. C’est pourquoi il en va de même dans le cas de l’expression composée : on dit que, d’homme illettré, on devient lettré, mais aussi qu’un homme illettré devient lettré. Et, le mot devenir ayant plusieurs sens, et certains êtres étant dits, non pas, naître, mais devenir ceci ou cela, et, seules, les substances étant dites naître au sens fort, il est manifeste que, dans tous les autres cas, ce qui devient doit demeurer sous-jacent sur le mode d’un sujet (car on ne parvient à une quantité, à une qualité, à une relation ou en un lieu sans qu’il y ait de sujet sous-jacent, du fait que, seule, la substance ne se dit plus d’un sujet plus profond, alors que les autres formes d’être se disent, toutes, de la substance) ; et, que même les substances et tout ce qui est au sens fort naissent d’une sorte de sujet, on s’en apercevrait en les examinant. Car il y a, toujours, un sujet qui est sous-jacent, d’où naît ce qui devient, comme les plantes et les animaux naissent d’une semence. Et ce qui naît au sens fort naît, tantôt, par un changement de figure, comme une statue, tantôt, par addition, comme ce qui croît, tantôt, par ablation, comme, d’une pierre, un Hermès, tantôt, par composition, comme une maison [90], tantôt, par altération, comme le vin qui tourne. Or, il est manifeste que tout ce qui naît ainsi naît de sujets sous-jacents. Donc, il est clair, d’après ces exemples, que ce qui naît est toujours quelque chose de complexe, qu’il y a, d’un côté, quelque chose qui devient, de l’autre, quelque chose qu’il devient [91], et que le premier des deux est double, car il peut s’agir, soit, du sujet sous-jacent, soit, du terme opposé. Et je dis qu’est opposé, l’illettré, et, sous-jacent, l’homme, et j’appelle l’absence de figure, de forme ou d’ordonnance, ce qui est opposé, et le bronze, la pierre, ou l’or, le sujet sous-jacent.
(190 b 17) Dans ces conditions, il est manifeste, puisque les êtres naturels ont des causes premières et des principes premiers qui les constituent et d’où ils sont nés, non au petit bonheur la chance, mais, chacun, tel qu’on dit qu’il est au sens de sa substance, que tout naît du sujet sous-jacent et d’une forme [92] ; en effet, l’homme lettré est, d’une certaine façon, un composé d’homme et de lettré ; c’est, en effet, en les concepts de ces deux notions qu’on le décomposera. Par conséquent, il est clair que ce qui naît doit naître de ces deux notions [93]. Et le sujet sous-jacent est simple quant au nombre, mais double quant à l’apparence qu’il revêt (car l’homme, l’or et, d’une façon générale, la matière sont dénombrables, car il s’agit, en général, de réalités individuelles, et ce n’est pas au petit bonheur la chance que naît de lui ce qui naît, tandis que l’absence et la contrariété se font au petit bonheur la chance [94]) ; cependant que cette apparence est toujours simple, par exemple la belle ordonnance d’une statue, savoir lire et écrire, ou l’un des autres attributs qui se disent ainsi. Pour cette raison, on doit dire, en un sens, que les principes primordiaux sont au nombre de deux [95], mais, en un autre sens, qu’ils sont au nombre de trois, et, pareillement, en un sens, qu’ils sont les contraires, par exemple, si l’on appelait ainsi le lettré et l’illettré, le chaud et le froid ou le façonné et l’informe, mais, en un autre sens, non ; en effet, il est impossible que les contraires s’affectent mutuellement [96]. Cette dernière difficulté est résolue précisément grâce au fait que le sujet sous-jacent est autre ; autre ne signifie pas contraire [97]. Donc, d’un côté, il n’y a pas plus de principes primordiaux que de contraires, en un sens, et il n’y en a, pour ainsi dire [98], que deux, d’un autre côté, pas non plus complètement deux, à cause du fait qu’il existe une forme d’être différente de celle qui leur appartient, mais trois, car ce qu’est un homme est différent de ce qu’est de l’illettré, et ce qu’est de l’informe, de ce qu’est du bronze.
(191 a 3) Quel est le nombre des principes primordiaux des êtres naturels quant à leur naissance, et en quel sens s’entend ce nombre, nous venons de le voir ; il est clair qu’il doit y avoir, à la fois, un sujet sous-jacent aux contraires et que les contraires doivent être au nombre de deux. D’une certaine façon, on n’a besoin de rien d’autre ; car il suffira que l’un des contraires produise le changement, selon qu’il est absent, ou présent. Et la nature sous-jacente [99], on peut s’en former une idée par analogie. En effet, ce que le bronze est à la statue, ou le bois, au lit, ou l’informe, à n’importe quel autre être pourvu d’une forme, avant d’en adopter une, la nature sous-jacente l’est à la substance, à l’individu et à ce qui est. Il s’agit donc, là, d’un principe primordial simple, qui n’est pas un, ni qui est au sens d’un individu [100], mais un principe simple dont se dit l’attribut, et aussi le contraire de ce dernier, son absence. En quel sens cela fait deux et en quel sens cela fait plus de deux, on l’a dit plus haut [101]. Au début, il a été dit que, seuls, sont principes les contraires, ensuite, qu’il est nécessaire qu’il y ait encore autre chose de sous-jacent et qu’il y en a trois ; et ce que nous disons maintenant fait voir quelle différence il y a entre les contraires, quelles relations les principes primordiaux entretiennent entre eux, et ce qu’est le sujet sous-jacent. Quant à savoir si c’est l’apparence qu’il revêt, ou le sujet sous-jacent, qui est la substance, on ne le sait toujours pas. Mais, que les principes primordiaux sont au nombre de trois, en quel sens ils sont au nombre de trois et quelles relations ils entretiennent, ça, on le sait. Quel est le nombre des principes primordiaux et en quoi ils consistent, les considérations précédentes l’ont examiné.
(I, 8, 191 a 23) [102]. Et précisons, maintenant, que telle est, encore, l’unique manière de résoudre la difficulté qu’ont rencontrée les Anciens. En effet, les premiers à chercher la vérité sur un plan scientifique et à chercher la nature de ce qui est se sont détournés, en quelque sorte, d’une route un peu différente sous l’effet d’une ignorance, et ils soutiennent que rien de ce qui est ne naît, ni ne meurt, pour la raison que, d’un côté, il est nécessaire que ce qui naît naisse, soit, de quelque chose qui est, soit, de quelque chose qui n’est pas, et que, d’un autre côté, il est impossible qu’il naisse d’aucun des deux ; qu’en effet, ce qui est ne naît point (car il est déjà), tandis que rien ne saurait naître de ce qui n’est pas ; qu’il est, en effet, indispensable qu’il y ait, déjà, quelque chose. Et, poussant à l’extrême les conséquences qui en découlent, ils soutiennent qu’il y a, non, plusieurs êtres, mais, seulement, ce qui est, à lui tout seul.
(191 a 33) Voilà donc les raisons pour lesquelles ils ont adopté cette doctrine ; quant à nous, nous disons que, selon une première façon de résoudre cette difficulté [103], naître de ce qui est, ou de ce qui n’est pas, ou ce qui n’est pas ou ce qui est produit un effet, ou en subit un, ou devient peu importe quoi, ne diffère, en rien, de le médecin produit tel effet ou le subit, ou de telle chose provient de ce médecin, ou naît de lui, si bien que, dès lors que ces expressions se disent en deux sens, il est clair qu’il en va de même quand il s’agit de provenir ou de naître de ce qui est, ou de ce qui est qui produit tel effet ou le subit. Or, lorsqu’un médecin construit une maison, ce n’est pas en tant que médecin, mais en tant qu’architecte, et si ses cheveux deviennent blancs, ce n’est pas en tant qu’il est médecin, mais en tant qu’il avait les cheveux noirs ; mais lorsqu’il exerce son art ou cesse d’être médecin, c’est en tant que médecin. Et puisqu’en général nous disons, au sens propre, que le médecin produit ou subit tel effet ou que tel effet provient du médecin quand c’est en tant que médecin qu’il le subit ou le produit ou que cela provient de lui, il est clair que naître de ce qui n’est pas a, lui aussi, ce sens-là, à savoir celui de naître de quelque chose en tant qu’il n’est pas. Conclusion que ces Anciens ont refusée [104] pour n’avoir pas fait cette distinction, et cette méconnaissance les a conduits à une nouvelle et si grande méconnaissance qu’ils crurent que rien ne naît jamais et qu’il n’y a rien que ce qui est, bien plus, qu’ils supprimèrent toute forme de naissance ; mais voici ce que nous disons, nous : nous soutenons, nous aussi, que rien ne naît de ce qui n’est pas en un sens absolu, et que, néanmoins, en un certain sens, il naît de ce qui n’est pas, à savoir en un sens impropre [105] (c’est-à-dire que c’est de son absence, qui, elle, est ce qui n’est pas au sens propre [106], que, sans que soit déjà présent en elle ce qu’il devient [107], il le devient ; seulement, cela peut paraître surprenant et l’on se dit qu’il n’est pas possible que cela devienne quelque chose comme ça, de ce qui n’est pas [108]) ; parallèlement, nous soutenons que ce qui est ne naît pas non plus de ce qui est, si ce n’est, là encore, en un sens impropre ; car c’est en un sens impropre seulement qu’il naît, de la même façon où, si une espèce vivante peut être dite naître d’une espèce vivante, ce ne peut être que si, en même temps, un individu vivant naît d’un individu vivant : la façon où, si un chien naissait d’un chien, ou un cheval, d’un cheval, ce chien ne naîtrait pas seulement d’un individu vivant, mais encore d’une espèce vivante, sans que ce soit en tant qu’espèce qu’il naisse ; l’espèce, en effet, existe déjà ; et si l’on veut que quelque chose devienne une espèce vivante autrement qu’en un sens impropre, ce n’est pas de l’espèce qu’il naîtra et, pas davantage, ce qui est de ce qui est, mais pas non plus de ce qui n’est pas, car cette dernière expression : de ce qui n’est pas, nous avons déjà dit ce qu’elle signifiait, à savoir : en tant qu’il n’est pas. Et, surtout, nous ne portons pas atteinte à la proposition selon laquelle tout, ou bien, est, ou bien, n’est pas.
(191 b 27) Telle est l’une des façons de résoudre cette difficulté. Une autre serait qu’une seule et même expression puisse s’entendre, soit, en puissance, soit, en acte ; nous nous sommes exprimé, là-dessus, ailleurs avec précision. Donc, comme nous disions, se laissent résoudre les difficultés qu’on invoque pour anéantir tel ou tel point de notre doctrine, car c’est devant l’importance de ces difficultés que, déjà par le passé, nos prédécesseurs se sont détournés du chemin qui conduit à la compréhension de la naissance, de la mort et du changement [109] dans toute sa généralité ; et, de fait, rien que de s’apercevoir de cette nature sous-jacente [110] suffit pour dissiper leur méconnaissance.
(I, 9, 191 b 35) A cette nature, d’autres s’y sont attachés, quoique d’une façon qui n’est pas satisfaisante. D’un côté, en effet, ils disent, sans faire de distinction [111], qu’une chose naît de ce qui n’est pas, pour reprendre la formule de Parménide, qui, disent-ils, est correcte ; mais, d’un autre côté, ils considèrent que, dès lors que cette nature est simple quant au nombre, elle est simple, aussi, quant à la puissance [112]. Or, ce n’est pas du tout la même chose. Nous-même soutenons, en effet, que la matière et l’absence sont deux choses différentes, ensuite, que la première des deux est ce qui n’est pas en un sens impropre ; il s’agit, là, de la matière, tandis que l’absence l’est au sens propre [113], enfin, que la première n’est pas fort éloignée d’être quelque chose comme une substance, entendons, toujours, la matière, ce qui n’est aucunement le cas de la seconde ; eux soutiennent, au contraire, que le grand et le petit sont ce qui n’est pas en un sens indifférencié [114], qu’il s’agisse, dans leur esprit, des deux à la fois, ou de chacun des deux pris séparément. Bref, cette nouvelle façon de présenter la triade est complètement différente de la précédente. On est bien arrivé au point où l’on s’aperçoit qu’il faut que demeure, sous-jacente, quelque nature [115], mais ils croient qu’elle est simple [116] ; et le jour où l’un d’entre eux [117] en fait une dyade, en la désignant par l’expression de grand et de petit, il n’en continue pas moins d’en faire une seule et même réalité ; et de fait, l’un de ses deux aspects lui avait échappé. On voit bien que la nature qui se conserve sous-jacente est, conjointement avec la forme, la cause de ce qui naît, comme une mère ; mais, le deuxième larron de la contrariété, on pourrait, bien des fois, s’imaginer, quand on fixe sa pensée sur les maléfices qu’il jette, qu’il est un pur néant. Seulement, si l’on admet, comme ce qui est, quelque chose de divin, de beau ou de délectable, nous disons qu’on a, d’un côté, son contraire, de l’autre, ce qui, naturellement, le [118] désire et le recherche, précisément, d’après cette nature [119] qui est la sienne. Dans l’hypothèse contraire, on aboutit à la conclusion que le contraire recherche sa propre perte. Il demeure que, pas plus que la belle apparence ne saurait se rechercher elle-même, pour la raison qu’elle n’est pas en manque à cet égard, pas plus ne le saurait son contraire (car les contraires s’anéantissent mutuellement), mais que, seule, le peut la matière, ainsi, ce qui est femelle, s’il s’agit du mâle [120], ou ce qui est laid, s’il s’agit du beau ; seulement, il faut bien entendre qu’il ne s’agit pas, ici, de ce qui est laid au sens propre mais, seulement, en un sens impropre, ni, non plus, de ce qui est femelle au sens propre, mais, seulement, en un sens impropre [121].
(192 a 25) Cette matière, elle meurt, et elle naît [122], en un sens, mais, en un autre, non. Au sens, en effet [123], où ce qui réside en ce en quoi il réside n’est pas au sens propre [124], il meurt (en effet, l’absence est ce qui, dans le sujet, meurt), mais, au sens où la matière peut ne pas l’être, elle ne saurait, ni, mourir, ni, naître. Car, si elle naissait, il faut que demeure, sous-jacent, quelque chose de primordial [125], d’où elle provient et qui subsiste en elle [126] ; mais ce quelque chose de primordial n’est rien d’autre, précisément, que la nature [127], de sorte qu’elle sera avant de naître (et je l’appelle la matière, ce quelque chose de primordial qui demeure sous-jacent à chaque chose, à partir de quoi elle devient quelque chose, bien qu’il subsiste en elle, autrement que par accident [128]) ; et, si elle meurt, on en arrivera à cette extrémité qu’elle sera morte avant de mourir. Quant à la question de l’origine, s’agissant, cette fois, de l’apparence qu’elle revêt, de la question de savoir si cette origine est unique ou multiple et quelle peut être cette origine ou quelles peuvent être ces origines, il appartient à la philosophie première de le déterminer avec précision, de sorte qu’on le laissera de côté jusqu’au moment venu [129]. Quant aux apparences qualitatives naturelles et mortelles, nous en parlerons dans nos démonstrations ultérieures. Qu’il y a des principes primordiaux, quels ils sont et en quel nombre ils sont, nous l’avons, maintenant, précisé ; recommençons notre propos à partir d’un autre point de départ.
(1)L’examen de cette doctrine occupe le chapitre 2, à partir de 185 a 20 (en laissant de côté le développement qui va de 184 b 25 à 185 a 20, où l’auteur se demande si cet examen relève encore de la physique), puis, la totalité du chapitre 3.
[2] L’examen de cette doctrine occupe le chapitre 4, depuis le début, jusqu’à 187 a 20 (soit, exactement, neuf pauvres lignes), mais sera repris au chapitre 6, dans des conditions difficiles à déterminer ; nous placerions, volontiers, pour notre compte, le début de cet examen en 189 a 34.
[3] L’examen de cette doctrine semble, un instant, s’amorcer, au chapitre 4, depuis 187 a 20, jusqu’à 26 (soit, là, encore, six pauvres petites lignes, dans lesquelles s’insinue, en outre, une référence à la variante infinitiste de la doctrine, avec la référence à Anaxagore, qui pose, évidemment, problème dans le contexte, eu égard au plan que l’auteur annonce au début du chapitre 2), pour être repris, sur des bases nouvelles, au chapitre 6.
[4] L’examen de cette doctrine, qui est celle d’Anaxagore et de Démocrite, occupe la plus grande partie du chapitre 4, à partir de 187 a 26, puis, la totalité du chapitre 5. Cependant, l’incise de 188 a 19-22 semble répondre à un autre plan que celui qui est suggéré et amorcer le développement de la doctrine des contraires, dont l’examen est annoncé, ici, à la ligne 184 b 22. L’examen de la doctrine de Démocrite, très allusif, comme est aussi le passage parallèle de Métaphysique, A, 4 , 985 b 4-22, semble interrompre le développement qui s’amorce en 188 a 19-23, qui développe l’indication de 184 b 22 relative à la doctrine selon laquelle ce sont les contraires qui sont les principes constitutifs des êtres naturels. Nous proposons une interprétation de ces irrégularités dans la Postface.
[5] L’examen de cette doctrine occupe le chapitre 6, qui revêt, cependant, une allure théorique qui tranche sur le caractère essentiellement historique des chapitres 3 et 4.
[6] Cette doctrine, à laquelle s’arrêtera la Physique, ne sera examinée qu’après celle qui la suit dans l’ordre de présentation qui est, ici, adopté, au chapitre 7, dont l’intérêt théorique est extrême et qui constitue, de ce point de vue, le point culminant du Livre premier, que viendront préciser les chapitres 8 et 9.
[7] Cette doctrine est évoquée au chapitre 6.
[8] L’examen de cette doctrine occupe le chapitre 5.
[9] Cf. Physique, VIII, 3, 253 a 32-b 6 et Métaphysique, IV, 4, 1006 a 2-22.
[10] Cf. Topiques, I, 1, 100 b 23-26 : «Est un raisonnement éristique, celui qui conclut de prémisses en apparence vraisemblables, mais qui ne le sont pas, ou qui conclut en apparence de prémisses vraisemblables ou en apparence vraisemblables.»
[11] Cf. Métaphysique, IV, 4, 1006 a 6-8.
[12] La première repose sur le même principe que la quadrature du secteur parabolique chez Archimède : l’aire d’un secteur parabolique est une valeur intermédiaire entre celle de l’aire du polygone inscrit et du polygone circonscrit ; la seconde repose sur l’idée que le cercle est un polygone d’une infinité de côtés : dans l’infiniment petit, la différence entre la droite et la courbe disparaît. Sur la quadrature d'Antiphon, cf. Simplicius, Simplicii in Aristotelis Physicorum libros quatuor priores Commentaria, ed. Diels, Berlin, 1882, 54, 12, passage reproduit également au tome II des Fragmente der Vorsokratiker, p. 341. Sur l’hostilité d’Aristote aux considérations infinitésimales, cf. I, 4 et III, 4-8.
[13] Cet examen occupe le chapitre 2, à partir de 185 a 20, puis, la totalité du chapitre 3 du Livre premier.
[14] Cf. 185 a 7.
[15] La notion de continu, qui sera élaborée dans les Livres V et VI, qualifie une grandeur comme infinie en puissance, mais non en acte, ce qui signifie qu’elle est divisible à l’infini, comme un segment de droite ou de courbe, par exemple. Cela explique que cette notion soit opposée, ici, à celle d’indivisible.
[16] La quiddité est une notion technique élaborée au Livre VII de la Métaphysique et désigne l’ensemble des déterminations logiques que renferme la définition d’un être ; par exemple, bipède est une détermination qui fait partie de la quiddité d’un être humain, mais non le fait qu’il ait les cheveux blancs.
[17] La parenthèse n’est pas parfaitement claire et le sens en est discuté.
[18] Deuxième occurrence, après celle de 185 a 7.
[19] Première occurrence de ce mot dans le chapitre.
[20] Cf. Sophiste, 251 a 5-c 6.
[21] Première mention de la distinction de la puissance et de l’acte dans le texte. S’annonce, ici, la distinction de l’infini en acte et de l’infini en puissance, qui sera élaborée au Livre III.
[22] En cet endroit, les manuscrits présentent, tous, quelques lignes qui reproduisent celles qu’on lit en I, 2, 185 a 9-12 : «Car, à la fois, leurs points de départ sont faux et les conséquences en sont mal déduites ; et la doctrine de Mélissos est la plus pénible des deux et ne cesse d’en rajouter, et, une fois admise une seule de ses absurdités, les autres en découlent ; ça, c’est très facile.», lignes que ne lisaient pas, semble-t-il, Themistius et Simplicius et dont Ross expurge le texte.
[23] Cf. Réfutations sophistiques, 5, 167 b 1-20 : «On réfute une conséquence qui s’ensuit en montrant qu’on opère l’inversion de la conséquence ; car, lorsqu’un premier événement implique nécessairement un deuxième, on s’imagine que le deuxième implique nécessairement le premier. Telle est encore l’origine des pièges qui surgissent lorsqu’on se fie à l’expérience sensible ; bien des fois, n’est-ce pas, on a pris la bile pour du miel parce que la couleur jaune accompagne le miel ; et, comme il arrive que la terre devient humide quand il a plu, nous supposons, du simple fait qu’elle est humide, qu’il a plu. Or, cette conséquence n’a rien de nécessaire. Dans l’art oratoire, les preuves par les indices sont tirées des conséquences : lorsqu’on veut, par exemple, démontrer que quelqu’un est adultère, on prend ce qui s’ensuit, que la personne s’habille avec élégance, qu’on la voit traîner dehors, la nuit. Or, ces caractéristiques s’appliquent à moult personnes, sans que s’y applique l’incrimination retenue. Une semblable erreur se produit dans la connaissance scientifique, ainsi, le raisonnement de Mélissos qui prouve que le tout est infini, en s’appuyant, comme prémisse, sur le fait que le tout n’est pas né (puisque, nous dit-on, de ce qui n’est pas, rien ne saurait naître), et que ce qui est né est né d’un commencement ; dès lors, si le tout n’est pas né, il n’a pas de commencement, donc il est infini. Or, cette conclusion n’est aucunement contraignante : ce n’est pas parce que tout ce qui est né a un commencement, que ce qui a un commencement est né, pas plus que, parce qu’on a chaud quand on a la fièvre, on n’a la fièvre quand on a chaud.». Revenir à la traduction.
[24] La phrase n’est pas très claire et a été interprétée de diverses façons. On cite, comme exemple d’un changement brutal, la congélation.
[25] La doctrine de ces physiciens était, déjà, évoquée en I, 2, 184 b 16-18 et sera examinée, assez rapidement, en I, 4, 187 a 12-20, passage sur lequel l’auteur revient, ensuite, en I, 6, 189 b 2-16. On peut penser qu’il s’agit de doctrines comme celles de Thalès, d’Anaximandre et d’Anaximène.
[26] Le sens du paragraphe est des plus obscurs et a donné lieu aux interprétations les plus différentes. L’interprète est confronté à une double difficulté : celle de comprendre quelle a pu être la doctrine de Parménide, et celle de comprendre ce qu’en a compris Aristote. Il nous semble qu’il faille attacher une certaine importance à l’unité que constituent, d’un point de vue doctrinal, les deux paragraphes en lesquels Ross découpe la réfutation de Parménide, 186 a 22-b 14 et 186 b 14-35, les considérations qui se développent à partir de 187 a 1 se rattachant évidemment à une inspiration différente. De ce point de vue, on relève que le second paragraphe développe l’idée selon laquelle ce qu’est ce qui est doit, dans certaines conditions, pouvoir être compris comme l’expression d’une définition de ce qui, précisément, est. Cette définition se présente comme un ensemble hiérarchisé de déterminations logiques articulées les unes aux autres, articulation dont la relation du genre à la différence spécifique peut donner une idée, mais seulement une idée. La liaison de ces déterminations constitue une nature ou une essence caractéristique de la substance qu’elle définit, ainsi, être vivant et bipède sont liés entre eux pour constituer la nature ou l’essence d’une substance qui sera un être humain. Il existe donc certaines déterminations qu’on pourra dire essentielles, en ce sens qu’elles expriment ce qu’est quelque chose qui est. De telles déterminations sont au sens où elles sont ce qu’est une substance ou un sujet. On dira encore qu’elles sont au sens de l’être de l’essence, ce qui veut dire que l’être de ce qui est vivant et bipède n’est pas autre chose que l’être de ce qui est humain. Qualifier un être humain de vivant bipède n’ajoute donc rien à son être, mais, au contraire, l’exprime. Il n’en va pas de même dans le cas d’un autre type de déterminations, telles que la détermination d’être assis. Dans ce dernier cas, la détermination dont on qualifie celui qui est assis ajoute quelque chose à son être, au sens où cette propriété peut lui appartenir, comme elle peut ne pas lui appartenir. Il y a donc un être assis qui ne se confond pas avec l’être qui est assis, ou, si l’on parle le langage de l’auteur, l’être de l’accident ne se confond pas avec l’être de l’essence ; l’être de l’essence et l’être de l’accident n’appartiennent pas au même sujet de la même façon, ni en un seul et même sens. Les déterminations essentielles sont comprises dans la définition de ce sujet (être humain=être vivant bipède) ; à l’inverse, les déterminations accidentelles comprennent la notion de l’essence qu’elles déterminent, en ce sens qu’il ne peut y avoir d’assis qu’un être humain, par exemple ; en langage aristotélicien, on dira que l’accident ne peut avoir d’existence séparée. Cette distinction de l’essence et de l’accident, l’auteur l’estime méconnue par Parménide, et telle nous paraît être la signification du premier paragraphe, où l’auteur semble suggérer que Parménide comprend l’être (en appelant, ainsi, ce qu’est ce qui est, ce qui, à vrai dire, est peut-être une interprétation personnelle d’Aristote) comme un attribut accidentel, au lieu de le comprendre, comme il se doit, comme un attribut essentiel. Deux cas peuvent alors se présenter, qui sont envisagés, successivement, dans les lignes 186 a 26-b 1 et 186 b 1-12. Dans le premier cas, l’être (ce qu’est ce qui est) est envisagé comme l’attribut accidentel d’un sujet distinct (ce qui est) ; dans le deuxième cas, il est envisagé, au contraire, comme une sorte de sujet unique dont ce qui est sera un accident, en apparence multiple, mais dont la multiplicité n’est qu’une apparence qui se dissipe pour la pensée et l’on aboutit à une sorte de phénoménisme ontologique où les différences individuelles sont des illusions qui, au regard de la pensée, se dissipent dans l’unité indivise d’une substance unique, offrant une préfiguration de la façon dont Parménide sera perçu, plus tard, à l’époque romantique. Retour à la traduction.
[27] Semble faire écho à 186 a 7-8 ; peut-être Ross suspecte-t-il à tort ce passage, qui se retrouve, il est vrai, sous une forme verbalement identique, en I, 2 185 a 9-12.
[28] Texte elliptique à l’extrême ; nous traduisons en nous inspirant de 185 a 9-10, qui se retrouve, presque verbalement, en 186 a 7-8.
[29] Car homme blanc et cheval blanc n’ont pas le même concept.
[30] L’auteur semble critiquer Parménide pour avoir ignoré le sujet.
[31] Ce n’est pas seulement l’attribut qui doit avoir une seule signification, quel que soit le sujet dont il se dit, au sens où, dans l’exemple invoqué, le blanc est un attribut qui se dit de ce qui est blanc, ou l’être, un attribut de ce qui est ; c’est encore ce sujet lui-même qui doit, dans chaque cas, être unique, ainsi, ce qui est blanc, ou ce qui est, de sorte que tout ce qui est blanc serait la manifestation d’une seule et même substance qui est la blancheur. La façon dont l’auteur présente la doctrine de Parménide peut évoquer celle dont Schopenhauer interprète Kant, ou Hegel, Spinoza. C’est ainsi que Parménide fut compris par Lessing et, d’une façon générale, par l’idéalisme allemand.
[32] Cf. 186 a 26-27 : «le mot blanc a une seule signification» et 32-33 : «Ce qui est a une seule signification, quel que soit le sujet dont il se dise».
[33] C’est le texte communément reçu. Avec un simple changement de l’aspiration, on aurait : «ce qui est n’est pas non plus accident de lui-même». On sait que, primitivement, les aspirations n’étaient pas portées sur les manuscrits.
[34] Allusion discrète à la doctrine de Zénon d’Elée, disant que ce qui est ne saurait être multiple, parce qu’il serait, dans ce cas, composé de parties indivisibles, donc, infiniment petites (car, seul, un point est indivisible), dont la sommation serait, à son tour, infiniment petite, ou microscopique, et ne saurait aboutir, de ce fait, à la constitution d’ensembles macroscopiques et perceptibles, doués d’une grandeur. Donc, si ce qui est est multiple, il ne saurait y avoir de grandeurs perceptibles. On cerne, ici, la dérivation possible de l’atomisme de Démocrite à partir du monisme des Eléates. Il sera encore fait allusion à cette doctrine de Zénon, à la fin du chapitre, en 187 a 1-3 : «Il y en a aussi qui ont sacrifié aux deux doctrines, celle selon laquelle tout est un, si ce qui est a une seule signification, en disant que ce qui n’est pas est, celle qui se fonde sur ce qu’on voit se produire lorsqu’on coupe une grandeur en deux indéfiniment, en imaginant des grandeurs insécables.».
[35] On suppose, ici, que la définition de l’être humain soit être vivant bipède.
[36] Un accident est un être qui ne peut exister en tant que tel, «à l’état séparé», mais seulement parce qu’il réside dans un sujet auquel il peut appartenir, comme il peut ne pas lui appartenir ; il en résulte deux conséquences : 1° la notion d’un accident renferme celle du sujet auquel il appartient (puisqu’il ne peut exister sans lui) ; 2° elle ne fait pas partie de la définition de ce sujet (puisqu’il peut lui appartenir, comme ne pas lui appartenir). Par exemple, savoir lire et écrire est un accident qui réside dans l’âme, comme dans un sujet, mais il est des âmes illettrées ; cf. Catégories, 2, 1 a 24-26.
[37] Le dernier membre de phrase est surprenant, car la détermination du blanc n’est pas renfermée dans le concept d’être humain, contrairement à la détermination du bipède. Le parallélisme que suggère ce membre de phrase entre le bipède, qui est une détermination essentielle, et le blanc, qui est une détermination accidentelle, est fallacieux et le texte est suspect.
[38] Cette expression composée est celle d’être humain, composée d’être vivant et de bipède, termes qui constituent sa définition. L’être vivant bipède, énoncé définitionnel composée de déterminations essentielles, n’est pas un être distinct de l’être humain, alors que l’être du blanc, détermination accidentelle, est distinct de l’être de l’être humain, même s’il a les cheveux blancs.
[39] Les éditeurs font de cette phrase une interrogative, en la dotant d’un point d’interrogation ; on se demande bien pourquoi.
[40] Nouvelle allusion à Zénon d’Elée, déjà évoqué à la fin du paragraphe précédent, en 186 b 12-14. Les commentateurs antiques pensent que les doctrines qui sont ici critiquées sont celles de certains Platoniciens. Ross, à la suite de Burnet, grâce à un rapprochement ingénieux avec un texte du Traité de la Génération et de la Corruption, préfère y voir une critique de Démocrite et des atomistes. Ce texte est le suivant : «D’aucuns parmi les Anciens ont cru que ce qui est est nécessairement un et immobile ; car le vide n’est pas et il ne saurait y avoir de mouvement s’il n’y a pas de vide séparé. Par ailleurs, ce qui est ne peut pas non plus être multiple s’il n’y a rien qui sépare les parties multiples les unes des autres ; à les entendre, il n’y a aucune différence entre croire que le tout n’est pas continu, mais composé de parties qui se touchent et en lesquelles il se divise, et dire qu’il y a du multiple, du non-être et du vide. Car, s’il est divisible indéfiniment, il n’y a rien qui soit un, de sorte qu’il n’y a pas non plus de multiple et que tout est vide ; et s’il l’est jusqu’à un certain point, mais pas au-delà, cela ressemble à une sorte de fable ; car jusqu’où et pour quelle raison une partie du tout tient-elle ensemble ainsi et est-elle pleine, tandis qu’une autre est divisible ? Pour des raisons semblables, il faut professer qu’il est nécessaire qu’il n’y ait pas de mouvement. Et en se fondant sur ces raisons, en violation des données de la perception et négligeant celles-ci parce qu’il faut suivre la raison, d’aucuns professent que le tout est un, immobile et infini ; car, s’il avait une limite, celle-ci ne pourrait le séparer que du vide. Et il y en a donc qui se sont exprimés en ces termes et pour de telles raisons sur ce qui était vrai ; car, dans l’ordre des raisons, on peut croire que ces conclusions sont exactes, mais dans l’ordre des choses, que formuler une pareille doctrine n’est pas fort éloigné d’un délire ; car, nous dit-on, il ne s’est pas encore trouvé quelqu’un de suffisamment délirant pour croire que le feu et la glace sont une seule et même chose, et il n’y a que ce qui est beau et ce qui ne fait que le paraître aux sots que d’aucuns, dans leur délire, considèrent comme ne présentant aucune différence. Cependant, Leucippe pense avoir une doctrine telle que, en soutenant des thèses qui s’accordent avec les données de la perception, elle n’écarte, ni la naissance, ni la mort, ni le mouvement, ni la multiplicité de ce qui est. Et tout en s’accordant, ainsi, sur ces derniers points, avec l’expérience sensible, et avec les doctrinaires de l’Un, sur l’idée qu’il ne saurait y avoir de mouvement sans vide et que le vide est un non-être, il n’en professe pas moins que rien de ce qui est n’est pas. Car ce qui est au sens vrai du terme est un être parfaitement plein ; seulement, tout en étant cela, il n’est pas un, mais constitué d’une multiplicité infinie d’êtres imperceptibles à cause de la petitesse de leurs masses. Et ces êtres sont en mouvement dans le vide (car il y a du vide, selon lui) et produisent, par leur réunion, une naissance, et, par leur dissolution, une mort.» (Traité de la Génération et de la Corruption, I, 8, 325 a 2-32). S’indique, ici, une filiation Mélissos-Zénon-Leucippe-Démocrite. On sait que Leucippe est le maître de Démocrite. Précisons que le membre de phrase «une multiplicité infinie d’êtres imperceptibles à cause de la petitesse de leurs masses» se retrouve, sous une forme presque identique, en I, 4, 187 a 37-b 1, où il s’applique, cependant, à Anaxagore. Ce point confirme notre hypothèse selon laquelle les doctrines d’Anaxagore et de Démocrite sont, aux yeux de l’auteur, les deux formes du pluralisme infinitiste, dont la critique ne se limite pas au seul chapitre 4, consacré à Anaxagore, mais comprend aussi la totalité du chapitre 5, dans lequel on doit voir une critique de Démocrite. Retour à la traduction.
[41] Cf. Phys, I, 2, 184 b 16-22. La première école est celle des physiciens monistes, qui soutiennent une doctrine selon laquelle tout est un, mais aux yeux de qui cet Un est en mouvement (à ce titre, elle s’oppose à celle des monistes immobilistes visée en 184 b 16 et développée, de I, 2, 185 a 20, jusqu’à la fin du chapitre 3), qu’il s’agisse de l’air, de l’eau ou d’un autre élément ; il s’agit de la doctrine visée en I, 2, 184 b 16-18, et qui sera évoquée, ici, de 187 a 12 à 187 a 20. La seconde école de physiciens, à laquelle se rattachent, en particulier, Empédocle, Anaxagore et Démocrite, est celle qui soutient une doctrine selon laquelle les principes primordiaux des êtres naturels sont multiples (cf. I, 2, 184 b 18-22), qui sera examinée, ici, à partir de 187 a 20, jusqu’à la fin du chapitre 6, et qui se spécifie selon qu’on considère que ces principes sont en nombre fini, comme les quatre éléments, chez Empédocle, ou infini, comme les homéomères, chez Anaxagore (suite du chapitre 4, à partir de 187 a 26), ou comme les atomes, chez Démocrite (chapitre 5). La doctrine d’Empédocle, qui n’est pas sans rapports avec celle qu’adoptera l’auteur lui-même, au chapitre 7, sera examinée au chapitre 6, qui comporte aussi des remarques critiques sur la doctrine du monisme mobiliste, qui est celle d’une partie des Ioniens (une partie seulement, puisque (non sans quelque incohérence) Anaximandre se trouvera rapproché des pluralistes Empédocle et Anaxagore quelques lignes plus bas, en 187 a 21-23).
[42] Cf. I, 6, 189 b 8-10 : «Il demeure qu’ils affublent, tous, cet élément unique de termes contraires, d’une densité et d’une rareté».
[43] Tout ce début du chapitre 4, depuis 187 a 12, jusqu’à 187 a 20, entretient d’étroites relations avec I, 6, 189 b 1-16, et semble viser les mêmes doctrines, comme on fera observer en son lieu, et est à confronter aussi à I, 2, 184 b 15-22.
[44] La nature d’un document publié sur l’Internet nous oblige à supprimer cette note qui comporte des mots en grec ancien. On trouvera le texte de la note dans la version publiée.
[45] On comprenait, traditionnellement, que les éléments différenciés à partir du mélange primordial y retournent périodiquement, puis, s’en différencient de nouveau, et ainsi de suite.
[46] Si l’on s’en tient à l’interprétation courante, l’ordre dans lequel le texte cite les auteurs semble, ici, l’inverse du membre de phrase précédent : c’est Empédocle qui soutient que les éléments se dégagent du mélange primordial et y retournent sur le mode cyclique d’un éternel retour, et aussi que ces éléments sont en nombre fini ; c’est Anaxagore qui soutient qu’ils se dégagent de l’unité primordiale une bonne fois pour toutes et qu’ils sont infinis, c’est-à-dire, à la fois, en nombre infini et infiniment petits.
[47] Il semble s’agir de la citation d’un texte perdu d’Anaxagore, également rapporté par Platon, dans le Phédon (72 c 5), sous une forme à peine plus complète.
[48] L’emploi du pluriel peut laisser penser qu’il ne s’agit pas du seul Anaxagore, mais encore du commun des physiciens ; cf. 187 a 27-28 ; 29 ; 31 ; 36.
[49] C’est-à-dire infiniment nombreux, au sens d’un ensemble infini non dénombrable.
[50] C’est-à-dire infiniment petits, au sens de dx.
[51] Confusion d’un ensemble infini dénombrable (tel que l’ensemble des entiers naturels, ou l’ensemble des nombres rationnels) et d’un ensemble infini non dénombrable (tel que l’ensemble des nombres réels).
[52] Ce blanc ne sera pas, en même temps, quelque chose de différent signifie qu’il ne sera pas, en même temps, un individu humain aux cheveux blancs ; par conséquent, ce blanc ne se dira d’aucun sujet. Pour l’auteur, il ne peut y avoir de blanc que sur le mode de l’inhérence dans un sujet, comme un individu humain aux cheveux blancs ; de ce fait, les accidents ne sauraient exister sur un mode séparé.
[53] Ce terme désigne, dans la doctrine d’Anaxagore, l’instance qui opère la séparation des éléments infinitésimaux les uns des autres, selon le processus qui vient d’être évoqué.
[54] Le chapitre 5 est entièrement consacré à l’examen et à la critique de la physique de Démocrite. La première partie, de 188 a 22 à 30, est une exposition, très sommaire, de cette physique. La deuxième partie, de 188 a 30 à b 26, en constitue l’examen critique. La troisième et dernière partie, de 188 b 26 à 189 a 10, souligne le fossé irréductible qui sépare la physique de Démocrite de toutes les autres doctrines physiques, et, notamment, de celle de l’auteur.
[55] C’est ce qui oppose la physique de Démocrite à toutes les autres. Cette différence est liée au fait que la physique de Démocrite est une physique du microscopique, point auquel l’auteur n’attache curieusement aucune importance, contrairement à ce qui vient d’être fait, dans le cas d’Anaxagore, au chapitre précédent.
[56] Cf. Métaphysique, I, 4, 985 b 4-22.
[57] Le développement qui suit présente une allure très théorique, mais la persistance d’un vocabulaire qui pourrait être démocritéen peut autoriser à voir, dans ce chapitre, une critique de la physique de Démocrite.
[58] Au sens où les expressions «homme lettré» ou «homme illettré» désignent des composés ; cf. I, 7, 189 b 32-190 a 5.
[59] Ces deux expressions appartiennent au vocabulaire démocritéen, cf. 188 a 23-24 ; de même, un peu plus loin, celle de figure. Mais il est significatif que l’auteur emploie en un sens «molaire», ou «macroscopique», des expressions qui ont, pour Démocrite, une signification «moléculaire». On assiste à une «réduction macroscopique» de la physique de Démocrite, semble-t-il.
[60] Vocabulaire toujours démocritéen, mais employé en un sens «molaire».
[61] «Les autres auteurs» signifie «les auteurs autres que Démocrite» et semble confirmer que le chapitre tout entier n’est qu’une critique de la physique de Démocrite. Dans le développement qui suit, l’auteur semble appeler à la constitution d’un front uni contre Démocrite.
[62] Cf. 188 a 19 et 26.
[63] Cf. I, 1, 184 a 24-26.
[64] Il pourrait s’agir des Milésiens, ou de certains d’entre eux, notamment d’Anaximandre, cf. I, 4, 187 a 21, mais il semble s’agir aussi de Parménide, d’après 188 a 20-21.
[65] Il s’agit des Pythagoriciens, ou de certains d’entre eux.
[66] Il s’agit d’Empédocle.
[67] Cf. 188 b 31-33, mais aussi I, 1, 184 a 24-26.
[68] Cette parenthèse est à rapprocher de I, 1, 184 a 24-26.
[69] Il s’agit de Platon, dans la dernière version de sa philosophie, cf. I, 9.
[70] Cette conclusion semble bien dirigée contre Démocrite.
[71] Cette phrase précise les raisons pour lesquelles les principes primordiaux pourraient être aussi bien au nombre de deux que de trois, du moment qu’on exclut qu’il n’y en ait qu’un seul et qu’il y en ait une infinité. Sont donc considérés comme réfutés le monisme immobiliste des Eléates (chapitre 2 et 3) et le pluralisme infinitiste d’Anaxagore (chapitre 4) et de Démocrite (chapitre 5), et, en un sens, mais en un sens seulement (ce point sera précisé au cours du paragraphe suivant, en 189 b 3-8, avec la réserve indiquée en 189 b 8-11), le monisme mobiliste des Ioniens.
[72] Cette phrase précise la raison qui pourrait empêcher les principes primordiaux d’être au nombre de deux seulement et semble dirigée contre Empédocle. Ce point sera développé au paragraphe suivant et nous pensons que le chapitre 6 tout entier est un examen critique de la physique d’Empédocle, que l’auteur confronte à ce qu’il peut y avoir de positif, à ses yeux, dans la physique ionienne. En somme, on trouve ici le développement de ce que semblait annoncer le début du chapitre 4 (l’opposition entre monisme ionien et pluralisme, notamment empédocléen, qu’évoquaient les lignes 187 a 12-26), et dont l’examen se trouvait repoussé après celui du pluralisme infinitiste d’Anaxagore (examiné au chapitre 4, à partir de 187 a 26) et de Démocrite (dont l’examen occupe le chapitre 5).
[73] L’amour et la haine constituent la contrariété fondamentale de la physique d’Empédocle.
[74] Sur cet emploi du mot «nature», cf. I, 7, 191 a 8 ; I, 8, 191 b 34 ; 9, 192 a 10 et 30 ; II, 1, 193 a 28-29. Deux lignes plus haut, en 189 a 27, l’auteur ne semble pas lui réserver exactement la même signification.
[75] Les contraires sont seulement les attributs d’une substance ; par exemple, blanc et noir sont les attributs d’un sujet qui est blanc ou noir. Substance a, ici, le sens de sujet.
[76] La première proposition est la proposition selon laquelle les contraires se disent d’un sujet distinct et ne sont jamais eux-mêmes des sujets (189 a 29), la seconde, la proposition selon laquelle, seul, ce qui est sujet peut être le principe primordial (l. 31-32). Dans ce conflit qu’évoquait déjà le début du chapitre 4 et qui oppose le pluralisme finitiste d’Empédocle (dont l’analyse semblait s’amorcer en 187 a 20-26, mais se trouvait immédiatement interrompue par celle du pluralisme infinitiste d’Anaxagore) et le monisme mobiliste des physiciens ioniens (I, 4, 187 a12-20) s’élabore la doctrine aristotélicienne d’un sujet sous-jacent aux contraires. La doctrine aristotélicienne semble donc combiner étroitement les apports du pluralisme d’Empédocle et du monisme des Ioniens et l’on peut considérer que, dans ce chapitre 6, l’auteur se livre à l’étude critique d’Empédocle et des Ioniens que le chapitre 4 semblait annoncer dans son début (187 12-26). Le chapitre 6 est une critique d’Empédocle, au même titre que le chapitre 4, à partir de 187 a 26, est une critique d’Anaxagore, et le chapitre 5, une critique de Démocrite.
[77] Cf. I, 4, 187 a 12-16.
[78] Les Ioniens, ou certains d’entre eux.
[79] Certains Platoniciens, mais, surtout, semble-t-il, Anaximandre.
[80] Cf. I, 4, 187 a 16-17.
[81] Cette dernière remarque confirme l’impression que les «Anciens» sont les Ioniens, et les «Modernes», des Platoniciens. Ce passage, depuis 189 b 2 jusqu’à la l. 16, entretient des relations étroites avec le début du chapitre 4, qui évoquait le monisme ionien (de 187 a 12 jusqu’à la l. 20). Dans les deux textes, les doctrines qui sont, à la fois, rapprochées du dernier Platon, parce qu’elles opposent l’Un, comme substrat sous-jacent, à une dualité différenciante, et opposées à lui, parce que, pour le dernier Platon, l’Un n’est pas substrat passif sous-jacent, mais principe actif de différenciation, demeurent anonymes. Mais, d’après les l. 189 b 2-8, on peut y reconnaître les doctrines de Thalès, d’Anaximandre et d’Anaximène.
[82] Dans tout ce paragraphe, le mot «élément» est employé comme l’équivalent de «principe primordial». Ce point peut venir à l’appui de l’idée que le chapitre 6 est bien une critique d’Empédocle.
[83] Cf. 189 a 21-22.
[84] Dans le texte, «quatre» s’accorde, en genre, avec le mot que nous traduisons par «élément» ; indice d’une critique empédocléenne ?
[85] Ce, en raison du principe de non-contradiction ; cf. 189 a 22-23.
[86] Cf. 189 a 13-14 : «Dans tout genre qui est un seul, il n’y a qu’une seule contrariété».
[87] Cf. I, 1, 184 a 23-24.
[88] Cette distinction ne recoupe pas la précédente, car chacune des deux nouvelles catégories peut comporter des expressions simples ou des expressions composées.
[89] Cette remarque, ici, en190 a 15-16, trouve son exact équivalent, plus loin, en 190 b 24.
[90] Même exemple, avec les mêmes expressions, en I, 5, 188 b 16-19, où cet exemple était utilisé contre Démocrite.
[91] Notre interprétation de ce membre de phrase s’accorde avec celle de Carteron et s’écarte de celle de Pellegrin.
[92] Sur le sens de cette phrase, Philopon s’oppose à Simplicius, et Ross, à Charlton.
[93] Pas celles d’homme et de lettré, sans doute, mais la typologie ou topique vide qui leur correspond dans le jeu de ce que Kant appellera une analogie de l’expérience. La topique qui est, ici, visée est celle de la première des trois analogies de l’expérience kantiennes. L’expérience humaine du devenir est rendue possible par cette topique au sein de laquelle se laissent déterminer les places vides de quelque chose qui demeure et de quelque chose qui change, d’un sujet et d’un attribut.
[94] Cette parenthèse pourrait être une glose.
[95] On est tenté de comprendre qu’ils sont deux, mais pas au sens où les contraires sont deux, car les principes primordiaux dont il s’agit ne sont pas, semble-t-il, les deux contraires, mais bien, d’une part, le sujet, d’autre part, ce qu’il devient, l’apparence qu’il s’apprête à revêtir, qu’on désigne, traditionnellement, du terme de forme (au sens d’une forme «eidétique», non d’une forme «morphologique») ; bref, les deux principes qui sont, ici, retenus sont le sujet et l’attribut, la matière et la forme, ce qui devient et ce qu’il devient. C’est pourquoi on peut dire, en un autre sens, que les principes primordiaux sont au nombre de trois, où l’attribut demeure un terme unique, tandis que le sujet se révèle, en réalité, double, puisqu’il est, à la fois, sujet, ce qui devient, et absence de ce qu’il devient, absence que traduit le terme, traditionnel, de privation.
[96] Sur ce point capital de la doctrine d’Aristote, cf. I, 9, 192 a 21-22, ainsi que, notamment, de Anima, II, 12, 424 a 25-26 ; III, 2, 426 b 8-427 a 16 ; III, 6, 430 b 20-30 ; III, 7, 431 a 17-20, ainsi que Métaphysique, X, 5, passim, et 7, 1057 a 34-36. On peut y discerner la raison majeure pour laquelle l’auteur se voit contraint d’invoquer un sujet qui demeure sous-jacent aux contraires.
[97] Les contraintes du principe de non-contradiction paraissent explicitement invoquées, ici, pour justifier ce que nous avons appelé, ailleurs, l’«invention» du sujet.
[98] Pour ainsi dire, car, qu’ils soient au nombre de deux ne peut s’entendre qu’au sens topique : s’il y a plusieurs couples de contraires, le chaud et le froid, le noir et le blanc, ils sont soutenus par une typologie unique, celle de la forme vide du couple, comme possibilité logique et topique de l’expérience des contraires en acte.
[99] Ici, en 191 a 8, avec l’expression «nature sous-jacente», s’opère l’identification entre la notion d’un «sujet sous-jacent», telle que l’analyse précédente l’a dégagée, et la notion de «nature» ; si l’on laisse de côté l’occurrence de 190 b 18, où il s’agit, simplement de désigner les «êtres naturels», on a, ici, la première occurrence du mot «nature» dans le chapitre 7 et sa première occurrence depuis I, 6, 189 a 29, où il a le même sens qu’ici. On retrouvera le mot «nature», pour désigner le sujet sous-jacent, en I, 8, 191 b 34, puis, en I, 9, 192 a 10, puis, en 192 a 30, enfin, en II, 1, 193 a 28-30 ; cf. aussi Métaphysique, V, 4, 1015 a 7, qu’on peut rapprocher de 1014 b 17-18.
[100] La confusion que l’auteur dénonce ici est celle qu’il croit repérer chez les Eléates et la critique formulée ici précise celle des chapitres 2 et 3.
[101] Cf. I, 7, 190 b 35-191 a 3.
[102] Le Chapitre 8 présente plusieurs difficultés, que nous signalons en leur lieu. Le plan en est le suivant. De 191 a 23 à 33, l’auteur présente la doctrine de la triplicité de la topique du devenir, élaborée au cours du chapitre 7, comme étant, seule, susceptible de donner la solution d’une difficulté soulevée par d’ «anciens» auteurs, dans lesquels la suite du texte (191 a 31-33) permet de reconnaître des Eléates. Cette difficulté repose sur un double postulat : 1° Ce qui est ne saurait être soumis au devenir, puisqu’il est déjà (191 a 30) ; 2° Rien ne saurait naître de rien (191 a 30-31). Au cours d’un premier développement, qui va de 191 a 33 à 191 b 27, l’auteur expose «une première façon de résoudre la difficulté», selon l’expression employée en 191 a 36, à laquelle fera écho la formule employée en 191 b 27 : «Telle est l’une des façons de résoudre cette difficulté.». Ce premier développement repose sur la distinction d’un sens propre et d’un sens impropre de l’expression ce qui est ou ce qui n’est pas. Sont examinées, successivement, la proposition selon laquelle «ce qui est naît de ce qui n’est pas», interprétée comme signifiant «ce qui, en un sens, n’est pas» (191 b 6-17), puis, la proposition selon laquelle «ce qui naît naît de ce qui est déjà», interprétée comme signifiant : «ce qui naît de ce qui est au sens propre naît en un sens impropre» (191 b 17-25), une équivalence se trouvant subrepticement glissée, à la ligne 15 (donc, à l’intérieur même de l’examen de la première des deux propositions litigieuses), entre l’opposition sémantique du sens propre et du sens impropre, et l’opposition ontologique de ce qui est «par soi» et de ce qui est «par accident». Un deuxième développement s’indique à partir de 191 b 27, disant que la même difficulté soulevée par les anciens auteurs peut aussi se résoudre grâce à la distinction de ce qui est en puissance et de ce qui est en acte (191 b 27-29), mais ce développement tourne court et renvoie à d’autres textes où il est abordé d’une manière plus approfondie, textes dans lesquels on peut reconnaître le Livre IX de la Métaphysique. Revenir à la traduction.
[103] Formule à laquelle fait écho le «Telle est l’une des façons de résoudre cette difficulté» de 191 b 27.
[104] Nous comprenons le verbe grec comme un aoriste premier, au lieu d’un aoriste second, comme la plupart des interprètes, et lui donnons, par conséquent, un sens transitif.
[105] Première occurrence de cette expression, traditionnellement comprise comme signifiant «par accident», depuis 190 b 19, où elle apparaissait dans un contexte très différent, peut-être contradictoire avec le contexte présent, à confronter à I, 9, 192 a 32.
[106] D’une manière fort subtile, la parenthèse de 191 b 15-17 instaure une opposition, dont la signification est décisive pour la doctrine du devenir, entre ce qui n’est pas au sens propre, et ce qui n’est pas en un sens impropre, ou, encore, «par accident», dont il était question l’instant précédent. Ce qui n’est pas au sens propre, c’est l’absence d’une qualité, ou d’un attribut, par exemple, l’absence du blanc chez quelqu’un de jeune encore dont les cheveux n’ont pas eu le temps de blanchir, ou l’absence d’instruction, chez un illettré. Ce qui n’est pas en un sens impropre, c’est le sujet dont les cheveux n’ont pas eu le temps de blanchir et qui, de ce fait, n’est pas blanc, mais en un sens qui n’est pas le même que celui où le non-blanc n’est pas blanc. Bref, ce qui n’est pas en un sens impropre, c’est le sujet, chez qui l’absence d’une qualité est simplement accidentelle et provisoire ; ce qui n’est pas au sens propre, c’est l’attribut manquant ou la qualité manquante. Cette distinction permet de résoudre la difficulté soulevée, puisque ce qui devient blanc le devient en tant qu’il ne l’est pas (191 b 9-10), c’est-à-dire au sens où il ne l’est pas, et, en ce sens, mais en ce sens seulement, ce qui apparaît, le blanc, par exemple, naît bien de ce qui n’est pas, à savoir, de ce qui n’est pas blanc. Toutefois, si le sujet qui n’a pas encore les cheveux blancs n’est pas, c’est au seul titre de cette unique qualité qu’est le blanc. En d’autres termes, si le blanc naît bien de ce qui n’est pas blanc, il ne naît pas, pour autant, de ce qui n’est rien. Naître de ce qui n’est pas ce qu’il devient ne signifie donc pas naître de rien et la proposition demeure sauve selon laquelle rien ne saurait naître de rien, si on l’entend au sens propre. Il en résulte que quelque chose ne naît jamais de ce qui n’est pas qu’en un certain sens seulement, au sens où il naît de ce qui n’est pas en un sens seulement impropre. Revenir à la traduction.
[107] Et non «sans qu’elle subsiste», comme on traduit ordinairement, par analogie avec deux autres occurrences du même verbe : I, 9, 192 a 30 («quelque chose de primordial, d’où elle provient et qui subsiste en elle») et 192 a 32 («bien qu’il subsiste en elle»). De deux choses l’une : soit, la parenthèse est une glose, ce qui nous paraît plausible, et il est, en effet, probable que le glossateur ait eu à l’esprit les deux occurrences du chapitre 9 et ait voulu exprimer ce que les traducteurs font dire au texte, au prix d’un solécisme ; soit, la parenthèse est autographe, et il convient de l’analyser selon des règles plus strictes. Pour qu’elle puisse présenter le sens qu’on lui attribue, il faudrait que le participe dont la traduction est litigieuse soit accordé, d’une façon ou d’une autre, avec le mot que nous traduisons par «absence» (la «privation» de nos prédécesseurs), soit, qu’il le fût, au nominatif neutre singulier, avec le pronom relatif qui introduit la subordonnée (accord, par attraction, avec le relatif, comme dans les deux occurrences du chapitre 9), soit, qu’il le fût, au génitif singulier féminin, avec l’antécédent. Tel quel, c’est-à-dire au génitif masculin-neutre singulier, il ne s’accorde, ni avec l’un, ni avec l’autre (les contre-exemples invoqués par Ross ne nous paraissent pas décisifs) et force est de l’analyser comme le verbe d’une participiale dont le sujet demeure sous-entendu, mais doit être distinct, comme sait tout étudiant de lettres classiques, du sujet de la subordonnée relative, donc, distinct de ce qui devient, mais aussi de l’antécédent, faute de quoi il devrait s’accorder avec lui. Le sujet du participe n’est donc, ni, ce qui devient, ni l’absence de ce qu’il devient, mais ce qu’il devient à partir d’elle. Ce qu’il devient n’est pas contenu dans son absence, bien qu’il soit, précisément, contenu dans le sujet, ou dans la matière (tel est, au contraire, le sens des deux occurrences du chapitre 9), sur le mode de la possibilité ou de la puissance (cf. I, 9, 192 a 27). Le sens du verbe est donc, ici, «être contenu dans», «être présent dans», et, non, «subsister». Nous avons examiné dix-neuf occurrences du verbe dans la Physique et dans le Livre V de la Métaphysique. Sur les dix-huit occurrences autres que la présente, dans cinq cas, le verbe a le sens de «subsister», dans les treize autres, il a le sens que nous lui donnons ici. Ces dix-neuf occurrences sont les suivantes. 1° Physique, I, 3, 186 b 24-25 («dans le concept d’aucune de ces déterminations n’est jamais renfermé le concept du tout») ; 2° Phys., I, 4, 187 a 32 («ils étaient contenus l’un dans l’autre») ; 3° Phys., I, 4, 187 a 37 («qui sont sur un mode enveloppé») ; 4° Phys., I, 4, 187 b 15 («l’une des parties telles qu’on obtient en divisant le tout et qui est contenue en lui») ; 5° Phys., I, 4, 187 b 22 («toutes ces parties sont contenues les unes dans les autres») ; 6° Phys., I, 4, 187 b 32 («dans ce qu’il reste d’eau, aucune chair ne sera contenue») ; 7° Phys., I, 4, 188 a 2 («à l’intérieur des corps infiniment petits, il devrait toujours y avoir de la chair infiniment petite») ; 8° Phys., I, 8, 191 b 16 (ici) ; 9° Phys., I, 9, 192 a 30 («quelque chose de primordial, d’où elle provient et qui subsiste en elle») ; 10° Phys., I, 9, 192 a 32 («bien qu’il subsiste en elle») ; 11° Phys., II, 1, 193 a 10 («ce qui est présent», ou «est contenu», ou «renfermé» ; 12° Phys., II, 3, 194 b 24 (même sens et même construction qu’en I, 9, 192 a 30 et 32) ; 13° Phys., VI, 3, 233 b 35 («être présent dans») ; 14° Phys., VI, 4, 235 b 3 («appartient à») ; 15° Phys., VI, 7, 238 b 15 («le fini est contenu dans l’infini») ; 16° Métaphysique, V, 3, 1014 a 26-27 («quelque chose de primordial dont est constituée une chose et qui subsiste en elle sur un mode où on ne saurait la décomposer en constituants qui différassent entre eux quant à leur nature» ; le texte donne l’exemple d’une voyelle longue (a long) qui se décompose en deux voyelles brèves (en deux a brefs) ; les deux a brefs sont numériquement distincts, sans différer quant à leur apparence sensible ; cette caractéristique est donc l’exacte inverse de celle qu’à deux reprises le chapitre 7 du Livre premier de la Physique reconnaît au sujet sous-jacent, cf. Phys., I, 7, 190 a 15-16 et 190 b 24) ; 17° Métaphys., V, 3, 1014 b 1 («les raisonnements simples composent les raisonnements complexes») ; 18° Métaphys., V, 4, 1014 b 18 («ce à partir de quoi croît ce qui croît et qui subsiste en lui» ; même sens et même construction qu’en Phys., I, 9, 192 a 30 et 32) ; 19° Métaphys., V, 4, 1015 a 18 («Telle est l’origine du mouvement des êtres naturels et qui réside en eux en puissance ou en acte»). Revenir à la traduction.
[108] En dépit de nos explications précédentes, la parenthèse de 191 b 15-17 nous paraît, néanmoins, présenter une difficulté du point de vue de sa formulation, puisqu’une seule et même tournure : «naître de» est employée, avant la parenthèse, pour exprimer comment «quelque chose naît» du sujet qui n’est pas ce quelque chose «en un certain sens seulement, à savoir, en un sens impropre» (l. 14-15), puis, à l’intérieur de celle-ci, pour exprimer qu’il naît «de son absence, qui, elle, est ce qui n’est pas au sens propre» (et non : «qui n’est pas au sens propre», cf. I, 9, 192 a 5, où la tournure que nous rendons par «au sens propre» est accordée, au féminin singulier, avec le terme que nous rendons par «absence», tandis qu’elle est, ici, au neutre singulier, bien qu’ayant, pour antécédent, ce même terme féminin singulier), et que la seconde expression se présente comme une explication de la première. Il en résulte une fâcheuse équivalence entre deux formules dont il s’agit de montrer que, précisément, elles ne sont pas équivalentes, puisque leur distinction permet, seule, de résoudre la difficulté soulevée par les «anciens auteurs». Cette considération pourrait autoriser à voir une glose dans la parenthèse de 191 b 15-17, constatation qui serait à confronter à celle que formule Charlton au sujet de la parenthèse de I, 9, 192 a 26-27, où apparaît également le terme que nous traduisons par «absence».
[109] Première occurrence depuis 191 a 7.
[110] «Nature» est, ici, synonyme de «matière» ; sur cette équivalence, cf. I, 7, 191 a 8 : «la nature sous-jacente» ; I, 9, 192 a 10 : «Il faut que demeure, sous-jacente, quelque nature», et 29-31 : «Il faut que demeure, sous-jacent, quelque chose de primordial, d’où elle provient, bien qu’il subsiste en elle ; mais ce quelque chose de primordial n’est rien d’autre que, précisément, la nature, de sorte qu’elle sera avant de naître (et je l’appelle la matière, ce quelque chose de primordial qui demeure sous-jacent à chaque chose, à partir de quoi elle devient quelque chose, bien qu’il subsiste en elle.» ; Métaphysique, V, 1014 b 17-18 : «Quelque chose de primordial d’où croît ce qui croît et qui subsiste en lui» ; 1015 a 7 : «Est, encore, nature, la matière primordiale».
[111] Ils ne font pas la distinction que fait l’auteur, au chapitre précédent, entre ce qui n’est pas au sens propre, et ce qui n’est pas en un sens impropre.
[112] Cf. I, 7, 190 b 23-28 : «Le sujet est simple quant au nombre, mais double quant à l’apparence qu’il revêt (…) ; l’apparence elle-même est toujours simple.», et, avec une formulation voisine, I, 7 , 190 a 15-16.
[113] Cf. I, 8, 191 b 14-16 : «En un certain sens, il naît de ce qui n’est pas, à savoir en un sens impropre (c’est-à-dire que c’est de son absence, qui, elle, est ce qui n’est pas au sens propre, que naît une chose).»
[114] L’expression employée est à rapprocher de celle que nous traduisions par «sans faire de distinction», en I, 9, 191 b 36, c’est-à-dire que ces auteurs ne font pas la différence entre ce qui n’est pas au sens propre et ce qui n’est pas en un sens impropre, entre la matière qui n’est pas ce qu’elle devient en un sens seulement impropre (puisque, précisément, elle devient ce qu’elle n’est pas encore), et l’absence de ce qu’elle devient, qui n’est pas ce qu’elle devient au sens propre, puisqu’elle en désigne, précisément, l’absence. La distinction du grand et du petit, dans l’ultime doctrine de Platon, ne recoupe, ni, ne préfigure la distinction aristotélicienne de ce qui n’est pas au sens propre et de ce qui n’est pas en un sens impropre, de l’absence et de la matière, ou du sujet, qui est en puissance ce qu’il devient (cf. 192 a 2 : «simple aussi quant à la puissance»).
[115] L’expression « nature » nous paraît, ici (192 a 10), équivalente à celle de «matière» ou de «sujet» ; de même, en 192 a 30, ou en I, 8, 191 b 34 («Le simple fait de s’apercevoir qu’il y a une nature sous-jacente»). Cette équivalence est explicitement formulée en 192 a 29-31 : «Il faut que demeure, sous-jacent, quelque chose de primordial, d’où elle provient et qui subsiste en elle ; mais ce quelque chose de primordial n’est rien d’autre que, précisément la nature, de sorte qu’elle sera avant de naître ( et je l’appelle la matière, ce quelque chose de primordial qui demeure sous-jacent à chaque chose, à partir de quoi il devient quelque chose, mais qui subsiste en lui).». Cf. I, 6, 189 a 27-29 : «On pourrait encore se poser la question suivante : s’il ne faut pas admettre une nature différente, qui fût sous-jacente aux contraires» ; I, 7, 191 a 8 : «la nature sous-jacente» ; Métaphysique, V, 1014 b 17-18 et 1015 a 7.
[116] Cette remarque est subtile et laisse penser que, dans l’esprit de l’auteur, l’absence et la matière ne sont pas deux entités entièrement extérieures l’une à l’autre, mais que l’absence est une structure de la matière, une structure qui hante la matière, comme le néant hante l’être dans la philosophie de Sartre. Nous pensons qu’il faut prêter une grande attention au fait que le démonstratif féminin singulier qu’emploie le texte ne peut renvoyer qu’à l’expression que nous traduisons par «nature» dans «il faut que demeure, sous-jacente, quelque nature» (192 a 10). La différenciation qu’introduit l’auteur ne consiste pas à opposer l’absence et la matière comme deux termes extérieurs l’un à l’autre, dont le premier n’aurait pas été aperçu par Platon, mais elle porte un regard distinct au sein même de la matière où il discerne une forme de clivage interne qui l’oppose à elle-même. De même, deux lignes plus loin, en 192 a 12, le féminin singulier que nous traduisons par «l’un des deux aspects» nous paraît toujours renvoyer à la nature «qui demeure, sous-jacente» de 192 a 10 ; là encore, l’emploi du féminin singulier ne s’explique que si l’on admet qu’il reprend le mot «nature». Ce point a son importance pour l’interprétation de la suite du texte et, notamment, pour les solutions que nous proposons aux difficultés que présentent les lignes 25 à 34.
[117] Il s’agit de Platon.
[118] Entendons : qui désire ce qui est divin, beau et délectable.
[119] On comparera les occurrences de ce mot en I, 8, 191 b 34 ; I, 9, 192 a 10 ; 19 (ici) et 30.
[120] Le sens n’est pas trivial, car il signifie que le femelle aspire à devenir mâle.
[121] Il convient d’entendre que ce qui est laid au sens propre est la qualité du laid, telle qu’elle se dira de ce qui est laid, au sens des sujets qui sont laids, tout en demeurant susceptibles de devenir beaux. Un sujet qui est laid est donc laid en un sens, seulement, impropre, ce qui le rend susceptible de devenir beau. En revanche, la qualité même du laid est laide au sens propre et ne saurait devenir belle, car elle cesserait d’être ce qu’elle est (cf. I, 7, 190 b 33 : «Il est impossible que les contraires s’affectent mutuellement» et, ici, 192 a 21-22 : «Les contraires s’anéantissent mutuellement» ; cf., aussi, I, 6, 189 a 22-23).
[122] En tant qu’elle était laide, elle meurt, en tant qu’elle devient belle, elle naît. L’inversion de l’ordre naturel dans lequel sont citées la naissance et la mort est cohérente avec le propos.
[123] La nature d’un document destiné à une publication internet ne nous permet pas de reproduire cette note qui contient une discussion philologique et critique du texte grec tel qu’il est donné par la plupart des manuscrits. On trouvera cette discussion dans la version publiée de notre traduction. Elle sera, également, adressée par courrier aux lecteurs qui le souhaitent. Nous avons cru devoir, néanmoins, conserver cette note pour préserver la cohérence de l’annotation des deux versions, de façon à ce que le lecteur puisse recourir indifféremment à l’une ou à l’autre.
[124] Cf. 192 a 3-5 : «La matière et l’absence sont deux choses différentes…, la première…est ce qui n’est pas en un sens impropre ; il s’agit, là, de la matière, tandis que l’absence l’est au sens propre.» ; cf. I, 8, 191 b 14-16 : «En un certain sens, il naît de ce qui n’est pas, à savoir en un sens impropre (c’est-à-dire que c’est de son absence, qui, elle, est ce qui n’est pas au sens propre, que naît une chose).».
[125] Cf. 192 a 10 : «Il faut que demeure, sous-jacente, quelque nature.»
[126] Ce qui naît naît d’une matière qui subsiste en lui, par exemple, le bronze subsiste dans la statue (192 a 30), mais de l’absence, sans qu’elle subsiste (I, 8, 191 b 16, en adoptant l’hypothèse d’un glossateur, cf. note 107). Ce qui est beau naît de ce qui n’est pas beau au sens propre, donc, du laid, sans que subsiste ce laid, mais de ce qui n’est pas beau en un sens impropre, donc du sujet qui, s’il n’est pas beau, peut toujours le devenir, comme de quelque chose qui subsiste en lui, en raison, précisément, de cette possibilité que présente le sujet de pouvoir devenir beau.
[127] Le terme de « nature » est équivalent à celui de «matière» ; cf. 192 a 10 : «Il faut que demeure, sous-jacente, quelque nature» et I, 8, 191 b 33-34 : «Le simple fait de s’apercevoir qu’il y a une nature sous-jacente».
[128] Nous adoptons, ici, la traduction traditionnelle de cette expression, qui ne nous paraît pas avoir, ici, le sens qu’elle a dans les autres occurrences, sans quoi il y aurait une contradiction flagrante entre ce qui est dit ici et ce qui est dit dans trois autres occurrences au cours des chapitres 8 et 9. Ces trois occurrences sont : 1° I, 8, 191 b 14-15 : «En un certain sens, il naît de ce qui n’est pas, à savoir en un sens impropre» ; 2° I, 9, 192 a 3-5 : «La matière et l’absence sont deux choses différentes (…), la première des deux est ce qui n’est pas en un sens impropre» ; 3° I, 9, 192 a 24 : «Il ne s’agit pas, ici, de ce qui est laid au sens propre, mais, seulement, en un sens impropre» ; l’examen des deux autres occurrences n’apporte rien, ici : 1° I, 8, 191 b 18 : «Parallèlement, nous soutenons que ce qui est ne naît pas non plus de ce qui est, si ce n’est, là encore, en un sens impropre» ; 2° I, 8, 191 b 24 : «Si l’on veut que quelque chose devienne une espèce vivante autrement qu’en un sens impropre, ce n’est pas de l’espèce qu’il naîtra». Ici, en 192 a 32, le sens pourrait être que, dans le cas d’un procès naturel, la matière recèle la possibilité de son produit sur un mode qui est différent de celui sur lequel, dans un procès technique, une matière comme le bois ne recèle pas la possibilité d’un meuble sans être façonnée par un menuisier, donc, grâce à une action extérieure.
[129] Allusion à Métaphysique, III, peut-être.