Cassini, Ptolémée et la critique du copernicanisme.

La commémoration bolonaise du trois cent cinquantième anniversaire de la méridienne de San Petronio et des observations grâce auxquelles Cassini crut démontrer la nature physique d'une partie de l'inégalité de la révolution annuelle du Soleil a été l'occasion, pour certains, de se livrer à la promotion d'une image politiquement correcte de l'Astronome, dont l'observation aurait revêtu, à leurs yeux, la signification d'une démonstration du système héliocentrique du monde, voire du copernicanisme. L'examen des sources autorise, au contraire, de rattacher cette observation fameuse à un champ de conditions de possibilité où elle prend, à l'inverse, la signification d'une confirmation consciente et délibérée de la doctrine ptoléméenne de la bissection de l'excentricité. D'une façon plus générale, elle s'inscrit dans le contexte d'une critique des présupposés circularistes de l'astronomie copernicienne, critique où se meuvent, à la même époque, des auteurs comme Riccioli, Grimaldi, Scheiner, ou, encore, Ismael Boulliau, qui nous apparaissent, au même titre que Ptolémée, comme les inspirateurs de sa pensée scientifique.

Dans le vocabulaire astronomique de l’époque, optique s’oppose, le plus souvent, à physique. Soit l’exemple des équations dites optique et physique, dans le cas des planètes supérieures. Dans le système de Ptolémée, le mouvement des planètes supérieures est représenté par rapport à trois cercles, le cercle concentrique, le cercle excentrique et le cercle équant (1). Les centres de ces cercles sont disposés sur une seule et même ligne droite, appelée ligne des apsides. Dans la composition (syntaxis) ptoléméenne des mouvements des planètes supérieures, il se trouve, en définitive, que le centre de la planète (2), ou, plus exactement, le centre de l’épicycle de la planète, parcourt, en des temps égaux, sur la circonférence du cercle excentrique, des arcs inégaux. Rapportés au centre du cercle concentrique, ces espaces parcourus par la planète, en des temps égaux, déterminent, sur la circonférence de ce cercle, d’autres arcs inégaux, qui représentent les mouvements vrais de la planète, c’est-à-dire, ses mouvements angulaires rapportés au centre de la Terre. En supposant, en contradiction avec l’hypothèse précédente, que la planète décrive, sur la circonférence du cercle excentrique, des arcs égaux en des temps égaux, l’inégalité de son mouvement serait purement optique, le mouvement de la planète sur la circonférence du cercle excentrique représentant, dès lors, son mouvement moyen. Dans cette dernière hypothèse, la révolution de la planète, dans l’excentrique, serait, physiquement, un mouvement à la fois circulaire et uniforme, et l’inégalité de son mouvement vrai, le simple effet de la perspective particulière à l’observateur terrestre, qui rapporte les arcs parcourus, en des temps égaux, par la planète, sur la circonférence de l’excentrique, non au centre de ce dernier, qui, dans cette hypothèse, serait le centre du mouvement moyen de cette planète, mais à son lieu d’observation, puis, en corrigeant la parallaxe horizontale, au centre de la Terre, qui est le centre de son mouvement vrai (3). En considérant alors les deux angles formés par la longitude de la planète en un instant donné, avec la ligne des apsides, l’un, au centre du cercle concentrique, ou centre du mouvement vrai, qui est aussi le centre de la Terre, l’autre, au centre du cercle excentrique, qui, dans cette hypothèse, serait le centre du mouvement moyen, on dira qu’ils mesurent la quantité angulaire du mouvement accompli par la planète depuis l’apogée, l’un, par rapport au centre du mouvement vrai (anomalie vraie de la planète), l’autre, par rapport au centre du mouvement moyen (anomalie moyenne). L’anomalie est donc une quantité comptée dans le sens direct, d’occident en orient, avec pour origine l’apogée. L’anomalie vraie s’égale à l’anomalie moyenne par addition (si elle est inférieure à 180°) ou soustraction (si elle est supérieure) d’une quantité angulaire appelée équation, qui est l’angle formé, en un instant donné, par les deux droites reliant la position de la planète (ou, le cas échéant, du centre de son épicycle) sur la circonférence de l’excentrique, l’une, au centre du mouvement vrai, l’autre, au centre du mouvement moyen.

Equation de l'anomalie, dans l'hypothèse d'un excentrique simple, sans point équant.

La planète P parcourt des arcs égaux, en des temps égaux, sur un cercle AP0P1, de centre D. D est donc le centre des mouvements moyens de cet astre. Les arcs AP0 et P0P1 sont égaux entre eux ; de même, les angles qui les soutendent au centre D du cercle parcouru (ADP0=P0DP1), mais ces arcs qui sont égaux entre eux paraissent inégaux à l'observateur terrestre, situé au point N, qui est le centre du zodiaque, centre qui se confond avec le centre de la Terre, où ces arcs soutendent des angles inégaux (l'angle ANP0 est plus faible que l'angle ADP0 d'une quantité égale à l'angle DP0N, ou ADP0 = ANP0 + DP0N, et, vue depuis la Terre, la planète P paraît avoir mis plus de temps pour aller de A en P0 qu'elle n'en a mis pour aller de P0 en P1, car l'angle P0NP1 est plus faible que l'angle ANP0, d'une quantité égale à l'angle DP1N ; aux yeux d'un observateur terrestre, tout se passe comme si l'astre, au lieu de parcourir d'un mouvement uniforme la circonférence d'un cercle de centre D, parcourait, d'un mouvement variable, la circonférence d'un cercle de centre N, de même rayon que le cercle de centre D. Le point N correspondant au centre de la Terre et du monde, le cercle de centre N est appelé cercle concentrique ; le point D occupant une position excentrée par rapport au centre du monde, le cercle de centre D est appelé cercle excentrique ; la quantité DN est l'excentricité. Les arcs, inégaux entre eux, que paraît parcourir la planète, observée depuis la Terre, sur la circonférence du cercle concentrique, correspondent à ses mouvements vrais, ceux qu'elle parcourt sur la circonférence du cercle excentrique et qui sont égaux en des temps égaux, à ses mouvements moyens. La quantité de l'arc parcouru depuis son passage à l'apogée A est appelée l'anomalie, qui sera dite moyenne, lorsqu'elle est mesurée sur la circonférence du cercle excentrique, et vraie, lorsqu'elle est mesurée sur celle du cercle concentrique. Dans notre exemple, la quantité ADP est une anomalie moyenne, et la quantité ANP, une anomalie vraie. Pour une valeur inférieure à 180°, l'anomalie moyenne a une valeur plus grande que l'anomalie vraie (ADP>ANP) ; l'inverse a lieu pour une valeur supérieure à 180°. On appelle équation, la quantité de l'angle qui permet d'égaler (aequare) l'anomalie vraie à l'anomalie moyenne; dans notre exemple, il s'agit de l'angle DPN (ADP=ANP+DPN, ou ANP= ADP----DPN). La droite passant par les points A, D, N est appelée ligne des apsides ; les apsides sont l'apogée et le périgée de l'astre.

En revanche, si l’on considère, comme fera, en définitive, Ptolémée, que les arcs parcourus par la planète, en des temps égaux, sur la circonférence de l’excentrique, ne sont pas égaux entre eux, autrement dit, ne sont pas proportionnels aux temps mis à les parcourir, le mouvement de la planète ne sera pas, physiquement, un mouvement uniforme et, par conséquent, le centre du mouvement moyen de la planète sera distinct du centre du cercle, même excentrique, dont la planète parcourt la circonférence. Dans ces conditions, l’inégalité de la planète n’est pas un simple effet de perspective résultant de la position excentrée occupée par l’observateur terrestre, et son mouvement, qui lui fait décrire des arcs qui ne sont pas proportionnels aux temps mis à les parcourir, sera affecté d’une variation ou d’une inégalité réelles, ayant une signification physique, et non simplement optique.

Pour représenter géométriquement le mouvement moyen de la planète, il convient, dès lors, de recourir à un troisième cercle, de même rayon que le concentrique et l’excentrique précédents. Le mouvement de la planète est ainsi représenté au moyen de trois cercles: le cercle concentrique, ayant pour centre, le centre du mouvement vrai, qui est aussi le centre de la Terre ; le cercle excentrique, qui est le cercle dont la circonférence est effectivement parcourue par la planète, mais dont des arcs égaux ne sont pas parcourus en des temps égaux ; le cercle dit équant, ayant, pour centre, le centre du mouvement moyen, c’est-à-dire le point, appelé point équant, à l’égard duquel le mouvement angulaire de la planète est constant, en ce sens que les arcs inégaux, parcourus par la planète sur la circonférence de l’excentrique en des temps égaux, interceptent des angles égaux entre eux à l’égard du point équant.

Equation de l’anomalie d’une planète supérieure selon Ptolémée.

N : centre d’un cercle concentrique (sc. au zodiaque), sur la circonférence duquel se mesurent les arcs du mouvement observé qu’accomplit le centre de l’épicycle de la planète. Ces arcs ne sont pas proportionnels aux temps, c’est-à-dire que des arcs inégaux sont parcourus en des temps égaux.

D : centre d’un cercle excentrique (sc. au centre de la Terre, qui est le centre du monde), dont la circonférence est parcourue par le centre P de l’épicycle de la planète, qui accomplit, sur cette circonférence, des arcs qui ne sont pas proportionnels aux temps, c’est-à-dire qu’il parcourt des arcs inégaux en des temps égaux.

Q : punctum æquans, ou centre du cercle fictif dont le rayon QP accomplit une révolution uniforme ; le point P, dans lequel ce rayon QP rencontre la circonférence du cercle équant AP’, parcourt des arcs égaux en des temps égaux.

A : Apogée de la planète dont le centre de l’épicycle est représenté par le point P.

av : anomalie vraie.

ae : anomalie mesurée dans le cercle excentrique.

am : anomalie moyenne.

æo : æquatio optica, partie optique de l’équation.

æf : æquatio physica, partie physique de l’équation.

On voit que av = am------(æof),) pour une longitude < 180°.

ND=DQ ; NQ est l’excentricitas tota ; l’égalité ND=DQ exprime la bissection de l’excentricité.

 

Il existe trois expositions de cette composition dans le texte de la Syntaxis. Ces trois occurrences correspondent aux théories des trois planètes supérieures, Mars, Jupiter et Saturne, qui occupent les Livres X et XI. Le vocabulaire de ces textes s’écarte, sur plus d’un point, de l’usage fixé par la tradition, auquel nous nous sommes conformé. En particulier, le terme d’excentrique désigne, chez Ptolémée, le cercle du mouvement moyen, donc le cercle équant, l’excentrique au sens courant étant désigné comme le «cercle portant le centre de l’épicycle de la planète». Soit le schéma qui, dans le texte de Ptolémée, illustre la théorie de la planète Mars : « Soient tracés, dans le plan du zodiaque, trois cercles égaux, dont celui qui emporte le centre de l’épicycle soit le cercle ABG, autour d’un centre D, l’excentrique du mouvement uniforme, le cercle EZH, autour d’un centre Q, et le concentrique au zodiaque, le cercle KLM, autour d’un centre N.» (4).

Plus explicite, le texte suivant, tiré du Livre XI et qui se rapporte à Jupiter : «Puisque, dans ces conditions, le segment EABG est plus petit qu’un demi-cercle et que, de ce fait, le centre de l’excentrique tombe à l’extérieur de ce segment, supposons le point K. (...) Si, dans ces conditions, c’était sur cet excentrique que se mût le centre de l’epicycle, il aurait suffi de prendre ces valeurs sans les changer ; mais puisque, selon la suite de l’hypothèse, il se meut sur un cercle différent, à savoir, un cercle tracé autour d’un centre qui divise en deux le segment DK, et de rayon KL, il faudra, là encore, comme également dans le cas de l’astre d’Arès, faire d’abord entrer en ligne de compte les différences qui en résultent dans les distances apparentes et montrer de quel ordre de grandeur elles seraient, sachant qu’elles sont dans des rapports très voisins de ceux des excentricités, si ce n’était pas sur le second excentrique, mais sur le premier, qui donne une valeur trop grande pour l’anomalie zodiacale, que se mût le centre de l’épicycle, à savoir, sur le cercle tracé autour du centre K.

Soient donc, d’une part, un excentrique qui emporte le centre de l’épicycle, le cercle LM, autour d’un centre D, d’autre part, celui de son mouvement uniforme, le cercle NX, autour d’un centre Z, cercle égal à LM, et, en prolongeant le diamètre NLM qui traverse les centres, soit encore pris, sur lui, le centre E du cercle zodiacal.» (5).

Dans ce texte, la première occurrence de ekkentros (s.-e. kuklos), où il désigne le cercle de centre K, correspond au cercle du mouvement sidéral moyen (ou du mouvement moyen du centre de l’épicycle de Jupiter), donc au cercle équant de la tradition. Ce cercle «excentrique» est le même qui, dans la suite du texte, est appelé le premier excentrique. Si l’on rapporte l’anomalie du centre de l’épicycle, non au centre du cercle excentrique effectivement parcouru, mais au centre du cercle équant, on obtient évidemment, pour cette anomalie, en un instant donné, une valeur qui, pour une valeur inférieure à 180° (et même pour une valeur comprise entre 180° et 360°, mais en comptant dans le sens rétrograde), est supérieure à celle qu’on obtient en rapportant l’anomalie au centre du cercle effectivement parcouru ; c’est pourquoi ce «premier excentrique» est dit «celui qui excède l’anomalie zodiacale», ou celui où l’anomalie zodiacale prend une valeur supérieure à celle qu’elle prend dans l’excentrique effectivement parcouru. Cette anomalie est dite ici «zodiacale» au sens de la première inégalité, par opposition à l’anomalie due au mouvement du centre de la planète parcourant la circonférence de l’épicycle, qui est à l’origine de la seconde inégalité du mouvement des planètes supérieures. Le second excentrique désigne le cercle effectivement parcouru par le centre de l’épicycle de la planète. Ce cercle, de même rayon que le précédent ( « d'un rayon KL » ), a pour centre un point situé, sur la ligne des absides LM, entre K et D et à égale distance de ces deux points («un cercle tracé autour d'un centre qui divise en deux le segment DK»). C’est en cela que consiste la bissection de l’excentricité. Dans la première figure, D est le centre du mouvement vrai, qui est aussi le centre du monde et se confond avec le centre de la terre et, donc, aussi avec le lieu occupé par l’observateur après correction de la parallaxe horizontale, tandis que K est le centre du mouvement moyen. Dans la deuxième figure, Z est le point équant, qui, dans cette hypothèse, est le centre du mouvement moyen, E, le centre du mouvement vrai, ou centre du monde, et D, le centre du cercle effectivement parcouru par le centre de l’épicycle.

Dans cette représentation géométrique du mouvement de la planète, l’anomalie moyenne de la planète n’est plus rapportée au centre du cercle excentrique, mais au point équant. On est donc amené à distinguer, non pas deux, mais trois anomalies. L’anomalie vraie désigne, comme précédemment, l’angle formé par la longitude de la planète, avec la ligne des apsides, au centre de la Terre, ou centre du mouvement vrai ; l’anomalie moyenne, l’angle formé au centre du cercle équant, qui est le cercle du mouvement moyen ; enfin, l’anomalie mesurée dans le cercle excentrique, désormais distincte de l’anomalie moyenne, est rapportée au centre de l’excentrique, distinct du centre du mouvement moyen.

La distinction de trois anomalies a pour conséquence le dédoublement de l’équation. Dans l’hypothèse où le cercle excentrique se confondait avec le cercle des mouvements moyens, l’équation désignait l’angle formé, en un point de la circonférence du cercle excentrique correspondant à la longitude de la planète, par deux droites reliant ce point, l’une, au centre du mouvement vrai, l’autre, au centre du mouvement moyen. Cette définition demeure nominalement valable dans l’hypothèse de la bissection de l’excentricité, à ceci près que le centre du mouvement moyen correspond, dans cette hypothèse, au point équant, et non au centre de l’excentrique. Il en résulte un dédoublement de l’équation en équation optique, qui désigne l’angle formé, au centre de la planète (ou, en prenant en compte la seconde inégalité, au centre de son épicycle), par deux droites le reliant, l’une, au centre du mouvement vrai, l’autre, au centre du cercle excentrique, et équation physique, angle formé par deux droites reliant le centre de la planète, l’une, au centre du cercle excentrique, l’autre, au point équant, centre du mouvement moyen.

Il en résulte encore que, dans l’hypothèse de la bissection de l’excentricité, l’«an-omalie», c’est-à-dire le caractère non-uniforme du mouvement d’une planète, résulte de deux facteurs complètement distincts. Pour une part, elle renvoie toujours au fait que l’observation, même ramenée au centre de la Terre par correction de la parallaxe horizontale, n’est pas faite depuis le centre du cercle parcouru par la planète : à supposer que la Terre soit au centre du «monde», les centres du «monde», et des cercles des planètes, ne coïncident pas. Cette «excentricité» des cercles des planètes est cause que, même en supposant que la planète parcoure, en des temps égaux, des arcs égaux de la circonférence de son cercle, son mouvement, rapporté au centre de la Terre, n’est pas pour autant uniforme. Cette «difformité», comme diront les physiciens parisiens du quatorzième siècle, du mouvement de la planète n’est pas moins une simple apparence optique, un effet de perspective, lié à la position de l’observateur, et n’a aucune signification physique ou ontologique.

Toutefois, l’inégalité du mouvement d’une planète supérieure renvoie, pour une autre part, dans cette seconde hypothèse, dite de la bissection de l’excentricité, à tout autre chose qu’à un effet de perspective. Dire qu’une planète parcourt la circonférence d’un cercle, d’un mouvement qui n’est uniforme qu’à l’égard d’un point qui demeure distinct du centre du cercle parcouru, c’est rompre avec le présupposé naturaliste suivant lequel un mouvement céleste ne saurait être qu’uniforme et circulaire, présupposé qui ne peut évidemment s’entendre qu’au sens où le mouvement est uniforme dans le cercle effectivement parcouru, et c’est, à cet égard, de la part de Ptolémée, une remarquable anticipation du décentrement que, sur le double plan géométrique et mécanique, fera subir aux orbes planétaires la seconde loi de Kepler.

Il n’est pas, en effet, dirimant de soutenir la thèse paradoxale que la redécouverte de la bissection de l’excentricité par Tycho Brahé et la formulation de la loi des aires par Kepler opèrent, à certains égards, par-delà l’homocentrisme et l’uniformitarisme coperniciens, un retour à d’antiques inspirations ptoléméennes.

Par son souci de recourir uniquement à des mouvements circulaires et uniformes, Copernic apparaît bien, à cet égard, à la conscience scientifique de l’époque, comme étant en retrait par rapport à Ptolémée, dont le décentrement, opéré par le moyen du cercle équant, annonce, avec quatorze siècles d’avance, le décentrement keplérien fondé sur le recours à l’ellipse et à la loi des aires. Par-delà Copernic, qui leur apparaît comme une parenthèse homocentrique, comparable, historiquement, à la tentative d’un Alpétrage, intermédiaire entre les deux moments de l’émergence d’une rationalité fondée sur l’idée d’un décentrement, l’astronomie contemporaine se présente, dans l’esprit d’un Boulliau, d’un Riccioli ou d’un Cassini, comme un retour à Ptolémée : «Tous les Astronomes plus récents, qui ont conservé le mouvement circulaire, ou composé de mouvements circulaires, à la tête desquels se trouve Copernic, ont unanimement déclaré qu’ils abandonnaient la conception ptoléméenne, estimant qu’il était absurde d’emprunter la régularité du mouvement périodique à un cercle qui n’était pas celui sur la circonférence duquel se faisait ce mouvement, alors qu’il s’accomplissait irrégulièrement dans le cercle qu’il décrit. Pour cette raison, chacun a exploré différentes conceptions particulières pour échapper à l’équant et conserver à la révolution de la planète dans son cercle son mouvement égal. Ainsi, Copernic a représenté le mouvement périodique comme composé d’un excentrique et d’un épicycle en mouvement égal, Tycho, comme composé d’un Concentrique et de deux épicycles dont les révolutions s’accomplissent suivant une certaine loi. Longomontanus a adopté un mouvement qui combine les précédents ; enfin, Lansberg s’en tint à la détermination de la variation de l’excentricité grâce à un petit cercle en variation suivant une règle. Quant à nous, dans nos Théoriques, nous avons imaginé une conception universelle, fort semblable à celle de Ptolémée, qui emprunte l’égalité du mouvement à un dernier équant et à laquelle nous démontrons que se ramènent les hypothèses, en apparence différentes, de Copernic, de Tycho, de Longomontanus et de Lansberg, et c’est elle que nous exposerons dans le présent écrit.» (6). Cette position est encore défendue, en 1740, par le fils Cassini, dont les Eléments d’Astronomie paraphrasent le texte précédent en ces termes : «Les Astronomes qui, après Ptolémée, ont conservé le mouvement circulaire, ou composé de mouvements circulaires, ont tous abandonné sa méthode, jugeant qu’il étoit absurde de mesurer l’égalité des mouvements  périodiques des Planetes dans un cercle sur la circonférence duquel elles ne se meuvent pas réellement ; c’est pourquoi ils ont employé des méthodes différentes pour placer les Planetes sur des cercles autour desquels elles eussent un mouvement égal. /Copernic représenta donc le mouvement périodique par un Excentrique & un Epicycle; Tycho par un Cercle concentrique et deux Epicycles, ce qui a été suivi par Longomontanus ; Lansberge aima mieux expliquer l’inégalité apparente du Soleil par un petit cercle sur lequel il faisait mouvoir le centre de l’excentrique. /Pour nous, sans entrer dans le détail de ces différentes méthodes que l’on peut consulter dans les Auteurs, & qu’il seroit inutile d’expliquer ici plus au long, parce qu’on les a entièrement abandonnées, nous examinerons ce qui résulte des hypothèses elliptiques, qui, depuis Kepler, ont été suivies de tous les Astronomes, comme les plus propres à représenter les mouvements apparents, non-seulement du Soleil, mais encore de toutes les autres Planetes.» (7). Plus loin, on lit (par Excentrique, il convient d’entendre, ici, l’équant) : «Nous avons remarqué ci-devant que pour représenter le mouvement apparent des Planetes, Ptolémée avoit imaginé un Cercle placé à distance égale de l’Excentrique & du Concentrique, sur lequel il supposoit que les Planetes avoient un mouvement périodique inégal, qui répondoit à un mouvement égal par rapport à l’Excentrique. /Cette hypothèse, quelque absurde qu’elle ait paru à des Astronomes modernes, représente exactement les apparences près de l’Apogée & du Périgée. Dans les autres situations, elle diffère peu de l’hypothèse elliptique simple, à laquelle on peut la faire accorder parfaitement, en supposant que la Planete ne décrit pas un cercle exact, mais une ligne courbe telle que paroissant parcourir sur la circonférence de l’Excentrique des arcs égaux en temps égaux, elle se conserve toujours à distance égale de ce cercle & du concentrique.».

C’est, en effet, en grande partie, en référence à la bissection ptoléméenne de l’excentricité que les idées de Kepler sur l’ellipticité des orbes et la proportionnalité des aires aux temps ont réussi à s’imposer à la conscience scientifique de la première moitié du dix-septième siècle (8). La loi des aires demeure généralement comprise, à cette époque, au moyen du recours à un ou plusieurs équants (9). Le concept keplérien d’une «orbite» elliptique est souvent interprété, par référence à l’excentrique ptoléméen, comme une figure rapportée à un cercle concentrique et à un cercle équant, centrés, l’un, sur le foyer «inférieur», l’autre, sur le foyer «supérieur» de l’ellipse (10). La confusion qui s’opère ici est celle d’un centre du mouvement moyen, donc d’un point équant, avec le foyer «supérieur» de l’ellipse keplérienne. Contrairement à la loi des aires, qui énonce que sont proportionnels aux temps, non les arcs parcourus sur la circonférence d’un cercle ou d’une ellipse, ni, par conséquent, les angles formés à l’égard du centre de telles figures, mais les secteurs, circulaires ou elliptiques, balayés par le rayon vecteur, l’opinion prévaut, parmi les auteurs de la première moitié du dix-septième siècle, que le mouvement d’une planète est uniforme à l’égard de l’un des foyers de l’ellipse.

Il y a, là, à la fois, une liberté prise à l’égard de la lettre des textes keplériens, qui témoigne de la multiplicité des solutions envisagées par les auteurs au problème des théories planétaires, dans un contexte historique où la solution keplérienne n’apparaît pas nécessairement comme devant s’imposer d’une façon définitive (11), et l’effet d’une conscience aiguë du point le plus important qui résulte des recherches de Kepler entre 1598 et 1604, savoir, l’idée que le postulat de l’uniformité du mouvement d’une planète, s’il peut inspirer des compositions mathématiques telles que l’excentrique avec épicycle, adopté par Copernic dans le De Revolutionibus, ou le concentrique à deux épicycles, admis par le Commentariolus et adopté, dans le cas de la Lune, par Tycho dans les Progymnasmata, susceptibles de représenter les observations avec une certaine précision, ne saurait recevoir une signification physique, ni, rendre compte de la trajectoire (iter) réellement suivie par la planète. Or, dans cette découverte, qui est, en somme, celle d’une inégalité, à proprement parler, physique du mouvement de la planète, les discussions autour des valeurs, tantôt, constantes, tantôt, variables des excentricités des orbes planétaires semblent avoir eu une importance considérable (12). La question se complique encore du fait que cette variation affecte, non seulement l’excentricité de l’orbe planétaire (qu’elle soit représentée par le moyen d’un excentrique à épicycle unique, ou d’un concentrique à deux épicycles, la somme des rayons des deux épicycles étant, dans ce dernier cas, égale à la somme de l’excentricité de l’excentrique et du rayon de l’épicycle dans la première hypothèse, somme, par conséquent, égale, dans les deux cas, à l’eccentricitas tota), mais encore celle de l’orbis annuus, dont la valeur intervient dans la seconde inégalité (13). Le soupçon apparaît que la solution de ces difficultés est à rechercher dans la direction d’un retour à l’équant ptoléméen. Comme montre la note posthume ajoutée par Kepler aux Progymnasmata (14), il semble que, dans ses dernières années, Tycho soit revenu à l’idée que le mouvement d’une planète est moyen, non, à l’égard du centre de son excentrique, mais bien à l’égard d’un point équant.

De l’hypothèse de Ptolémée, à l’hypothèse ultime de Tycho, subsiste, toutefois, une différence radicale, dont la doctrine de Kepler consistera à exploiter toutes les ressources. L’excentrique de Ptolémée, simple fiction mathématique, demeurait, de ce fait, conçu comme un cercle parfait. L’«excentrique» dont la rédaction de l’Astronomia nova constitue le procès de production s’oppose, au contraire, à l’excentrique ptoléméen en ce qu’il prétend restituer la trajectoire réellement tracée par la planète, tout en ayant une vive conscience que cet iter est bien autre chose qu’un cercle. Le point de départ de la production du concept keplérien d’«excentrique» est représenté par la figure tracée par un mobile parcourant le second épicycle dans l’hypothèse copernicienne, adoptée, à la fin de sa vie, par Tycho, d’un concentrique pourvu de deux épicycles, figure dont Kepler démontre qu’elle n’est pas un cercle (15). Dans ces conditions, l’«objet» de l’Astronomia nova est autre que l’objet de Copernic. Chez ce dernier, l’élaboration théorique portait, comme chez Ptolémée, sur la «composition» (syntaxis), celle-ci ne produisant la trajectoire réelle, physique, du mobile que sur le mode d’un accident. On ne s’explique pas autrement l’allure tortuosa (16) reconnue à celle-ci par un Copernic qu’on sait attaché à la regularité des figures, non moins qu’à l’uniformité des mouvements. L’investigation de Kepler porte, au contraire, sur ce tortuosum qui affecte, chez Copernic, l’allure d’un accident (17).

Il en résulte qu’en dépit d’une similitude de vocable, l’«excentrique» keplérien, c’est-à-dire, tout simplement, le concept moderne d’orbite planétaire (18), est d’une nature différente de celle de l’excentrique de Ptolémée. La définition par laquelle l’Astronomia nova définit Eccentrici vox quid significet in posterum a, précisément, pour propos de démarquer cette signification de toute connotation, qu’elle soit ptoléméenne ou copernicienne. Le défaut de l’excentrique, ptoléméen ou copernicien, est, aux yeux de Kepler, que, loin de correspondre à l’iter réellement tracé («quod designat» (19)) par le mobile, il ne constitue que l’une des conditions mathématiques de possibilité de son concept. Or, pour Kepler, ce concept n’a pas à être distingué de ses conditions matérielles et physiques : le concept exprime moins les conditions mathématiques de possibilité de ce qu’il permet de penser, que les conditions réelles qui le produisent dans la Nature. L’investigation doit donc porter sur les conditions réelles de son objet, non sur ses conditions de possibilité. L’objet théorique que la recherche a pour tâche de produire est donc le concept de l’iter «en personne», pensé dans ses conditions réelles, et non dans ses simples conditions de possibilité. Le physicalisme qui hante l’Astronomia Nova trouve sa raison d’être dans cette exigence (20).

Pourtant, la production d’un nouvel objet théorique s’accompagne, pour les mêmes raisons, d’un retour à Ptolémée. Kepler, s’il fait observer que, seules, ces précautions («quo pacto tantummodo») peuvent autoriser désormais le recours à un excentrique «ptoléméen», indique deux raisons de le préférer au modèle copernicien de l’excentrique pourvu d’un épicycle simple, entendons, de préférer un excentrique avec équant, à un excentrique où l’inégalité que Ptolémée représente par le moyen d’un équant est représentée par le moyen d’un épicycle. D’une part, le calcul de la première inégalité en sera facilité ; d’autre part, cette façon de représenter les mouvements planétaires est plus conforme à la réalité («ipsi rerum naturae accommodatior») (21). Il y a donc, aux yeux de Kepler, des raisons, à la fois, mathématiques et, surtout, physiques de préférer l’excentrique avec équant de Ptolémée, ou, du moins, un excentrique tout proche («vel proxime talem») de cet excentrique, de préférence à tout modèle faisant intervenir un ou plusieurs épicycles (excentrique à épicycle simple, à la manière du De Revolutionibus, ou concentrique à deux épicycles, comme dans le Commentariolus et dans la dernière conception de Tycho).

D’où le modèle ptoléméen tient-il, aux yeux de Kepler, ce privilège ? Evidemment, de la rupture qu’il opère, par delà Copernic et Tycho (22), avec le dogme séculaire de l’uniformité des mouvements circulaires. Le recours à l’excentrique copernicien, avec épicycle, mais sans équant, permettait de représenter la première inégalité par la composition de deux mouvements circulaires uniformes. Dans ces conditions, l’inégalité qui affecte le mouvement par lequel le centre de l’épicycle décrit la circonférence du déférent est pensée comme un effet de perspective causé par l’éloignement du point de vue («visus») à l’égard du centre de l’excentrique. Cette inégalité est donc de nature purement optique, puisqu’il demeure entendu que le centre de l’épicycle parcourt la circonférence de l’excentrique d’un mouvement uniforme. Mais quel sera, à cet égard, le statut du mouvement uniforme avec lequel la planète parcourt la circonférence de l’épicycle? Il n’est pas douteux que ce mouvement aura pour effet d’affecter le mouvement vrai d’une nouvelle inégalité, engendrant un mouvement vrai composé dont les éléments seront d’autant plus difficiles à distinguer qu’aucune différence de nature ne semble opposer les deux mouvements. L’inégalité introduite, dans le mouvement vrai de la planète, par son mouvement sur la circonférence de l’épicycle, n’est pas, fondamentalement, d’une autre nature que l’inégalité que présente toujours déjà, à un observateur suffisamment éloigné du centre de l’excentrique, le mouvement, en réalité uniforme, avec lequel la circonférence de cet excentrique est parcourue par le centre de l’épicycle. Dans les deux cas, il s’agit d’inégalités optiques qui affectent, par l’effet d’une perspective que l’optique apprend à corriger, des mouvements parfaitement uniformes d’un point de vue physique. Le mérite de l’excentrique ptoléméen, pourvu d’un point équant, était, au contraire, de prendre au sérieux l’idée d’une inégalité physique du mouvement de la planète, où une partie de l’équation, dite équation physique, se trouve renvoyée à tout autre chose qu’à un effet de perspective. Kepler, dès 1598, semble avoir soupçonné qu’une partie de l’équation était physique, d’où l’importance que revêt, à ses yeux, la conception ptoléméenne de l’excentrique avec équant (23).

Retour à Ptolémée ? Dès lors qu’il renoue avec l’antique idée d’une inégalité physique des mouvements planétaires, il importe peu que Kepler l’interprète dans une problématique héliocentrique. Aux yeux des lecteurs contemporains, qu’ils soient héliocentristes, comme Boulliau, ou géocentristes, comme, à travers sa phraséologie jésuite, on peut supposer avoir été Cassini, l’Astronomia Nova peut apparaître comme un retour à un mode de représentation des mouvements planétaires proche d’une inspiration ptoléméenne. L’allure ptoléméenne de l’Astronomia Philolaica de Boulliau, qui, non seulement, invoque une inégalité physique des mouvements planétaires, mais identifie le foyer «supérieur» de l’ellipse keplérienne au centre du mouvement moyen, le traitant, en somme, comme un point équant, est, à cet égard, lourdement significative. On peut, toutefois, se demander si, par ses emprunts de vocabulaire à l’astronomie de Ptolémée, Kepler n’a pas favorisé les malentendus.

Dans ce contexte intellectuel eut lieu, en 1655, une expérience que son auteur présente comme une confirmation de la nature physique d’une partie de l’équation. Cassini se servit, à cet effet, d’une méridienne d’une ampleur inaccoutumée qu’il venait de faire tracer à l’intérieur de la basilique San Petronio de Bologne (24). L’expérience consistait à confronter, à l’inégalité annuelle du mouvement du Soleil, donc à l’inégalité des saisons, les variations que subissait, au cours d’une année, le diamètre de la section ovale (25) découpée, par le plan du pavement de l’édifice, dans le cône d’illumination qui projette, sur ce pavement, l’image du Soleil. Ces variations, en effet, dépendent de la seule distance du Soleil et représentent, par conséquent, la seule inégalité optique de son mouvement. L’excès que présente l’inégalité totale du mouvement annuel du Soleil peut, dès lors, être imputé à l’inégalité physique (26). Cassini présente explicitement ce résultat comme un argument en faveur de la «bissection de l’excentricité», ce qui laisse penser qu’il y voit un argument en faveur de «Ptolémée», mais le sort de l’«astronomia nova» ne se sépare pas, sans doute, dans son esprit, de celui du «retour à Ptolémée», quitte à s’interroger sur la portée réelle de ce «retour». Si la formulation de l’argument revêt une allure ptoléméenne, la lettre du propos autorise à postuler, dans l’esprit de l’auteur, une équivalence entre l’«hypothesis bissectae eccentricitatis» et l’«hypothesis ellipseos». Il revient donc au même, s’agissant de l’orbis annuus, de renvoyer une partie de l’inégalité des saisons à une inégalité physique de la révolution du Soleil, d’attribuer, au Soleil, un équant, ou de concevoir le mouvement du Soleil de la façon dont la conscience scientifique commune du siècle attribuait à Kepler d’avoir conçu celui de la Terre. De ce fait, l’expérience réalisée à San Petronio de Bologne peut valoir, indifféremment, comme tendant à démontrer la «bissection de l’excentricité» du Soleil, ou les deux premières lois de Kepler.