Sur le sens d’un passage du traité aristotélicien du Ciel.

La phrase du De Coelo : « Mais, d’un autre côté, que les astres n’ont pas non plus de roulement, c’est manifeste ; ce qui roule, en effet, doit nécessairement tourner, tandis que, de la Lune, est toujours apparent ce qu’on appelle sa face. » (1), a été interprétée, au cours des temps modernes, d’une façon surprenante. Pour Martin, le « roulement », qui traduit le terme grec de kulisis, est «un mouvement de rotation et de translation à la fois» (2) . S’appuyant sur « Kepler » (sans autre précision), sur Wallis (3) et sur Georg Christoph Lichtenberg (4), il écrit : « Lichtenberg montre fort bien qu’au point de vue purement géométrique, il y a là, de la part de Kepler et de Wallis, de même que d’Aristote, une simple erreur de mot, une inexactitude d’expression, sans aucune erreur de fait sur les phénomènes présentés par la Lune. Mais Lichtenberg aurait dû remarquer qu’au point de vue de la mécanique, il y a là une grave erreur de théorie, qui conduit à des conséquences fausses et contredites par les faits. » (5).
Tout en rendant justice à la correction de la pensée aristotélicienne, sur le plan d’une géométrie des mouvements relatifs, Martin souligne son irréductibilité aux conceptions issues de la mécanique classique. Par ailleurs, l’auteur attribue à Aristote d’avoir commis, sur le plan de la géométrie elle-même, une «erreur de mot», non accompagnée d’une erreur de concept. Cette « erreur de mot » porte, selon l’auteur, sur l’interprétation que reçoit, sous la plume d’Aristote, le phénomène, incontestable, que la Lune présente toujours le même hémisphère vers la Terre. Pour Martin, l’« erreur » d’Aristote consiste à inférer que, puisqu’elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune « ne tourne pas sur elle-même ». L’inférence correcte serait, aux yeux de Martin : puisqu’elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune tourne, au contraire, sur elle-même. Or, cette seconde interprétation n’est, peut-être, naturelle que dans le cadre d’une configuration théorique marquée par la mécanique classique, où l’observation est rapportée aux concepts d’une science du mouvement qui pense celui-ci comme un effet de forces mécaniques.
Il y a donc lieu de procéder à la distinction de deux strates : d’une part, celle de la configuration que revêt, historiquement, à telle époque, le champ des concepts scientifiques, ces concepts dans lesquels cette époque pense les phénomènes ; d’autre part, celle d’une sorte d’interprétation dans laquelle, sous l’effet de telle perception scientifique du monde, l’expérience se trouve, spontanément, réfléchie par le sujet, mais qui n’est, cependant, naturelle qu’au sujet historiquement nourri dans cette configuration de la pensée. Le soupçon apparaît que la proposition d’Aristote témoigne, à son tour, d’une attitude naturelle devant les phénomènes, ce, dans le cadre d’une configuration de la pensée qui, au lieu de représenter l’observation par des relations de forces mécaniques, la rapporterait, au contraire, aux propriétés géométriques des figures qu’elle dessine. Le mouvement ou le repos n’y seront pas rapportés à un jeu de forces ; plutôt, sera discriminatoire, à leur égard, la simple vision naturelle rapportant les mouvements observés au centre d’un monde fini, où se tient un observateur dont la situation reçoit une signification qui n’est pas seulement cosmologique, mais encore, géométrique.
Il y a lieu d’envisager, dès lors, quatre propositions, réparties en deux strates, l’une, celle de l’interprétation spontanée, dite naturelle, l’autre, celle de la configuration historique des concepts qu’elle réfléchit :

(1a) Puisqu’elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune tourne sur elle-même.

Cette proposition appartient à la strate de l’interprétation naturelle ; sur le plan de la configuration des concepts, elle sous-entend cette seconde proposition :

(2a) Le mouvement n’est pas un procès, mais un état du mobile, où ce dernier persévère en l’absence d’un champ gravifique.

Inversement, la proposition :

(1b) Puisqu’elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune ne tourne pas sur elle-même.

sous-entend la proposition :

(2b) Le mouvement est un procès de transformation (metabolh) subi par le mobile, procès ayant un commencement et une fin, celle-ci étant le rétablissement d’un équilibre dont le mobile s’était, initialement, écarté.

Les quatre propositions s’inscrivent dans les deux configurations historiques (a) et (b), (a) étant la configuration historique correspondant à la mécanique classique (6) .
Les deux configurations s’opposent quant à leur rapport à l’infini. Si l’état que désigne le concept d’inertie est, par définition, infini en droit, en revanche, l’infini ne fait irruption dans la configuration (2) que dans la forme, privilégiée, du mouvement circulaire (7). La fonction discriminatoire de la vision, à l’égard du mouvement et du repos, se fonde sur un double privilège dont jouissent le mouvement circulaire, comme image de l’infini au sein du fini, et le centre du cercle, identifié au point de vue de l’observateur. Le primat de la vision renvoie aux privilèges reconnus au mouvement circulaire en vertu de l’idée que sa perfection consiste en ce que, quel que soit le mouvement qui l’anime, chaque point de la circonférence entretient des relations constantes avec le centre. Le centre du cercle devient, ainsi, naturellement, le point auquel est rapporté le mouvement d’un mobile.
Nous nous retrouvons alors dans un monde proche de celui qu’imaginait Fracastoro, où les inégalités des mouvements célestes s’interprètent comme des effets optiques. La parallaxe horizontale, dont le calcul a pour effet de corriger l’écart entre le point de vue réel de l’observateur et le centre du monde, se trouve élevée au rang de modèle général d’explication (8) : si le mouvement n’est rien d’autre que le procès qui réalise un équilibre où toutes les variables entretiennent des relations constantes au centre, il ne saurait y avoir de mouvement que pour résorber un écart à une relation constante au centre. Par conséquent, si, dans le cas de la Lune, l’ensemble des points de la surface du globe entretient une relation constante au centre au cours de la révolution de l’astre autour de la Terre, on ne saurait, invoquer, à cet effet, un mouvement.
Peut-être faut-il, dans ces conditions, accueillir la proposition aristotélicienne dans sa littéralité aveuglante. L’inférence : si elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune ne tourne pas sur elle-même, loin d’être une «erreur de mot» (le «concept» étant, peut-être, d’avoir «bien» vu que la Lune présente, de fait, constamment le même hémisphère vers la Terre), est cohérente avec le champ des concepts où se meut la doctrine aristotélicienne du mouvement. Ce qui importe n’est pas, sans doute, que l’inférence s’accorde, ou non, avec l’expérience spontanée d’un sujet et apparaisse comme plus ou moins naturelle, mais que cette interprétation naturelle, qu’elle fonde, ou non, une pensée conceptuelle qui s’inscrit, ou non, dans sa continuité, se révèle différente dans le cas d’Aristote et dans le cas de son commentateur moderne. Ce qui est naturel pour l’un, ne l’est plus pour l’autre et, d’Aristote à la mécanique classique, ce ne sont pas seulement les concepts théoriques qui ont changé, mais encore l’interprétation spontanée de l’expérience et l’appréciation de ce qui est naturel. En restituant à la proposition aristotélicienne son sens littéral, nous supposons donc qu’Aristote a soutenu sérieusement que, si elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune ne tourne pas sur elle-même.
Que, pas plus qu’aucun astre (9), la Lune « ne tourne sur elle-même », veut dire deux choses pour Aristote : 1° que les astres ne possèdent pas de « rotation » (dinesis), autrement dit, qu’ils ne possèdent pas de révolution sur leur axe ; 2° qu’ils ne possèdent pas de kulisis, ou, encore, que leur révolution autour de la Terre, donc leur translation, ne doit pas être pensée comme une kulisis. Le Chapitre VIII du Livre II du De Coelo est consacré à la démonstration de ces deux points.
Le propos du chapitre est d’enlever aux astres tout mouvement propre, le mouvement ne devant être attribué, dans l’esprit d’Aristote, conformément à la doctrine d’Eudoxe et de Callippe (10), qu’aux seules sphères solides dans lesquelles les astres sont enchâssés. A cet effet, il suffit de démontrer que les astres sont privés des deux seuls mouvements susceptibles de convenir à des corps de figure sphérique : 1° la rotation ; 2° une translation par l’effet de laquelle l’astre décrit un cercle dans des conditions telles qu’au cours de cette révolution, le rayon vecteur de l’astre ne rencontre pas constamment la surface de ce dernier dans un même point, mais en des points successifs, dont la succession engendre une section circulaire du globe de l’astre au cours d’une révolution périodique. Une fois ces deux sortes de mouvement exclues, il reste que l’astre est animé d’une translation qui lui fait décrire un cercle autour du centre du monde, d’un mouvement qui est davantage attribué au cercle parcouru ou à la sphère transparente dont ce cercle est une section. Le phénomène que la Lune tourne constamment le même hémisphère vers la Terre est alors présenté par Aristote comme une confirmation de l’idée que les astres ne possèdent pas de kulisis (11).
Il s’ensuit qu’il y a une pétition de principe, à taxer Aristote d’« erreur de mot », et erreur, à voir, dans la kulisis, un « mouvement de rotation et de translation à la fois » (il eût mieux valu, à la rigueur, parler d’une « translation accompagnée de rotation »).

Plus subtile, l’interprétation de Sir Thomas Heath, dans l’Aristarchus. Selon cet auteur, le sens du texte aristotélicien est le suivant : « The moon does not turn round in the sense of rolling along (...). But Aristotle does not say that the moon does not rotate; he does not, it is true, say that it does rotate either, but his hypothesis that it is fixed in a sphere concentric with the earth has the effect of keeping one side of the moon always turned towards us, and therefore incidentally giving it a rotation in the proper period, namely that of its revolution round the earth. » (12). Le second membre de cette interprétation se heurte au fait que la phrase d’Aristote qu’il commente est tirée d’un chapitre qui se propose de démontrer que les astres n’ont pas de mouvement propre (290 a 7-29), que ce mouvement fût une « rotation » (dinesis, 290 a 7-24), ou un « roulement » (kulisis, 290 a 25-27). L’exemple de la Lune intervient au cours de la discussion de ce dernier point et l’on ne voit pas, après le développement des lignes 7 à 24, comment la privation de « roulement » pourrait encore sous-entendre (incidentally) une « rotation ». Là encore, le texte aristotélicien se trouve sollicité sous l’influence de la mécanique classique. Si celle-ci ne conçoit pas que la Lune puisse présenter constamment le même hémisphère vers la Terre, sans « tourner sur son axe », c’est-à-dire sans posséder une rotation, c’est qu’elle a une conception du mouvement et, par conséquent, une conception de l’équilibre, qui sont différentes de ce que sous-entend le texte d’Aristote. Pour ce dernier, la Lune, au cours de sa révolution mensuelle autour de la Terre, est en équilibre si le rayon vecteur traverse toujours la surface du globe lunaire en un même point. Il en résulte que, si la Lune présentait successivement différents côtés vers la Terre, Aristote serait conduit, soit, à attribuer à l’astre un second mouvement, distinct du mouvement de révolution, savoir, un mouvement de « rotation », soit, à reconnaître à la révolution elle-même une structure différente qui la rende susceptible de prendre en charge un phénomène dont l’explication nous paraît naturellement revenir à un mouvement distinct. Sur ce dernier point se présente une contradiction entre Aristote et la mécanique classique, qui, en raison d’un concept de mouvement différent de celui de la Physique, ne saurait concevoir la révolution d’un astre, qui est un mouvement de translation, de façon à expliquer qu’il présente constamment le même hémisphère vers la Terre. D’un point de vue logique, le concept générique est, pour Aristote, le concept de révolution, qui se spécifie en roulement, qui est la révolution conçue d’une façon telle que l’astre présente successivement différentes faces vers la Terre, et en une seconde espèce, demeurée anonyme  chez Aristote (13). Or, le concept générique de révolution est sans communication avec l’autre concept générique, celui de rotation, qui désigne, non une translation, mais un mouvement sur place. Sans doute, une rotation peut, théoriquement, affecter un mobile animé, par ailleurs, d’un mouvement de révolution, mais non sans produire les mêmes phénomènes qui eussent fait concevoir la révolution dans la forme spécifique du roulement (14). Il revient donc au même d’attribuer à la Lune un « roulement » ou une « rotation ». Si, au cours de sa révolution mensuelle, la Lune présentait, successivement, différentes faces vers la Terre, Aristote pourrait l’expliquer de deux manières, soit, en lui attribuant, outre son mouvement de révolution, un mouvement de rotation, soit, en pensant son seul mouvement de révolution dans la forme spécifique du roulement. Si, en réalité, elle présente constamment vers la Terre le même hémisphère, c’est, pour Aristote, qu’elle ne possède, ni l’un, ni l’autre. On ne saurait, dans ces conditions, mettre en doute qu’à l’encontre de ce que suggère T. Heath, la Lune, pour Aristote, « ne tourne pas sur elle-même ».
L’erreur de Heath, qui repose sur une confusion entre le concept de « roulement », qui désigne une translation, et celui de rotation, qui désigne le mouvement d’un globe sur lui-même, emprunte un équivalent dans l’histoire de l’astronomie. Rendant compte, en 1747, d’un mémoire de Dortous de Mairan, consacré à la théorie de la libration de la Lune de Jean-Dominique Cassini (15), le secrétaire de l’Académie royale des sciences, Grandjean de Fouchy, écrit : « Si on conçoit un corps mû de telle manière que, pendant que son centre de gravité décrit une ligne droite, un de ses diamètres fasse successivement tous les angles possibles avec cette ligne, on dira que ce corps, outre le mouvement de translation, a encore un mouvement de rotation autour d’un axe ; c’est le cas d’une boule qui roule sur le terrain : nous nommons aussi cette espèce de rotation, roulement ; & ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que ce roulement est absolument indépendant du mouvement translatif ou de glissement. » (16).
Tout se passe comme si, dans l’esprit de Grandjean de Fouchy, le terme générique était le concept de «rotation», qui, d’une manière assez mystérieuse, se spécifie en « roulement » et en « rotation » proprement dite. De la lecture du mémoire de Dortous de Mairan se dégage, au contraire, l’impression que le concept générique est le concept de « révolution », qui exprime la translation sur un cercle ou suivant une courbe et qui se spécifie en deux espèces, la révolution, dite « de roulement », et la révolution, dite « de glissement ». Dans le premier cas, au cours de sa révolution, le mobile présente, successivement, différents côtés vers le centre du cercle ou de la courbe qu’il parcourt ; dans le second cas, il présente, constamment, vers ce centre, un même point de son globe. La différence entre Dortous de Mairan et Grandjean de Fouchy est que, pour le premier, le « roulement » n’est pas une espèce du genre rotation, mais du genre révolution. Cela revient à dire que la simple révolution d’un astre autour de la Terre, pourvu qu’elle soit pensée comme « glissement », est susceptible, dans son esprit, de produire des effets dont la mécanique classique ne peut rendre compte qu’en attribuant, au mobile, outre son mouvement de révolution, un mouvement, distinct, de rotation, par l’effet duquel le mobile accomplit une révolution sur lui-même, distincte, dans son concept, de la révolution qui lui fait parcourir son cercle de translation (17) .
Ce mémoire de Dortous de Mairan porte sur la théorie des librations de Jean-Dominique Cassini, qu’il connaît d’après deux sources (18) : l’exposition, rédigée en 1687, publiée en 1693 dans le « Recueil des Voyages » (19) ; le mémoire posthume, sans doute non entièrement autographe, portant les traces d’interventions de Jacques Cassini, publié, en 1721, dans les collections académiques (20). Les historiens ont pris l’habitude de dater cette théorie, tantôt, d’après la première de ces deux publications, de 1693, tantôt, d’après une communication orale, en séance, de 1675 (21). Nous connaissons des documents qui permettent de la repousser, au moins, jusqu’à 1668  (22) et, surtout, d’établir ses rapports avec les travaux antérieurs de Hevelius et de Boulliau.
Ces textes des Cassini posent un problème analogue à celui du texte d’Aristote. Les librations de la Lune prouvent, dans l’esprit des Cassini, que tous les phénomènes présentés par la Lune résultent de la combinaison de deux mouvements, l’un, de révolution, l’autre, de rotation. Ignorant les librations, dont la découverte suppose l’observation téléscopique, Kepler avait expliqué les mêmes phénomènes à l’aide de la seule notion de révolution. Si la Lune présente constamment le même hémisphère vers la Terre, c’est, pour Kepler, parce qu’elle «ne tourne pas sur elle-même», pour Cassini, parce qu’en plus de sa révolution autour de la Terre, elle accomplit, en outre, une révolution sur elle-même. Si Cassini éprouve le besoin d’invoquer, ainsi, un mouvement de rotation par l’effet duquel le globe lunaire accomplit une révolution sur lui-même, c’est bien parce que la connaissance des librations, révélées par la lunette, le conduit à concevoir son mouvement de translation lui-même d’une manière différente de Kepler et, sans doute, aussi parce qu’un modèle épistémologique, mis au point pour expliquer d’autres phénomènes, savoir, la théorie du mouvement des taches du Soleil forgée par Scheiner, lui fournit les concepts où penser les difficultés engendrées dans la théorie de la Lune par la découverte des librations. Si la révolution de la Lune autour de la Terre est un «glissement», son concept est susceptible d’expliquer que l’astre tourne constamment le même hémisphère vers la Terre ; si, en revanche, l’observation des librations fait conclure, dans le cas de la Lune, à une révolution « de roulement », l’explication du phénomène doit être impartie à un autre concept, celui d’une rotation. La théorie de la Lune peut alors prendre modèle sur celle du Soleil, telle que Scheiner l’avait élaborée, entre 1610 et 1630, à partir de l’étude des mouvements des taches du Soleil. Or, cette théorie repose, elle aussi, sur la distinction, dans le cas du Soleil, de deux mouvements, l’un, de révolution, l’autre de rotation (23).
L’ambiguïté réside, ici, dans le sens de l’expression « tourner sur son axe ». Un lecteur marqué par la mécanique classique entendra, par cette expression, qu’un globe est animé d’une « rotation », par l’effet de laquelle il accomplit une révolution sur lui-même. Sans doute, ce sens était déjà celui qu’Aristote reconnaissait à la dinesis et, lorsqu’au Chapitre VIII du Livre II du De Coelo, il enlève aux astres la dinesis, on peut dire que, pour lui, les astres «ne tournent pas sur eux-mêmes». Cependant, tout en excluant des astres la dinesis, Aristote aurait pu considérer qu’ils «tournent sur eux-mêmes» en un autre sens, savoir, concevoir leur mouvement de translation lui-même comme une kulisis. Dans cette répartition des champs sémantiques, si la Lune présentait, successivement, différents côtés vers la Terre, ce pourrait être pour deux raisons, soit, qu’elle fût animée d’une dinesis, soit, que sa simple translation fût une kulisis. Or, la mécanique classique, de par son concept d’inertie (24), ne peut concevoir, en l’occurrence, la translation que comme kulisis et ne saurait expliquer, par le simple concept de révolution, qu’un mobile présente constamment la même face vers le centre du cercle qu’il parcourt. D’un point de vue logique, deux cas peuvent, en effet, se présenter. Soit, la révolution de la Lune autour de la Terre est un «glissement» ; de ce fait, le seul concept de révolution explique que la Lune présente constamment le même hémisphère vers la Terre et la Lune «ne tourne pas sur elle-même» (position d’Aristote et de Kepler) ; soit, cette révolution est, au contraire, un « roulement » (une kulisis) et, dans ce cas, la Lune présentera, du seul fait de sa translation, différentes faces vers la Terre ; si, dans ces nouvelles conditions, elle se trouve, néanmoins, présenter constamment le même hémisphère vers la Terre, ce ne pourra être que par l’effet d’un mouvement surnuméraire de rotation qui, s’ajoutant au mouvement de révolution, en oblitère les effets (position de Cassini, qui ne recouvre qu’en apparence celle de la mécanique classique et qui semble avoir été produite dans une configuration conceptuelle très différente, encore proche d’Aristote).

Il nous a paru possible d’éclairer ces deux problèmes l’un par l’autre, de restituer au texte d’Aristote son sens littéral en l’éclairant par les discussions qu’a soulevées, vers le milieu du dix-septième siècle, la découverte des librations de la Lune. Ces discussions sont conduites dans le cadre d’une configuration conceptuelle où, les concepts d’inertie et d’accélération n’étant pas dégagés, la pensée se meut dans un espace étranger aux présuppositions de la mécanique classique.
Cette discussion s’articule autour de l’opposition optique/physique, qui trouve son origine dans la théorie ptoléméenne des planètes supérieures. Au cours de la première moitié du dix-septième siècle, beaucoup de discussions portent sur l’interprétation et sur la validité des lois planétaires de Kepler, qui admettent une sorte de bissection de l’excentricité (25). L’enjeu de ces discussions est de savoir si la première inégalité des planètes supérieures (26) est d’une nature optique ou physique. Dire qu’elle est optique revient à dire que les variations de vitesse, les accélérations et les retards qui différencient le mouvement vrai (27) de la planète de son mouvement moyen, sont de simples effets de perspective engendrés par l’excentricité, à l’égard de la Terre, du cercle parcouru ; dire qu’elle est physique, que ce dernier n’est pas lui-même parcouru d’un mouvement uniforme, ou, encore, que des arcs égaux, prélevés sur la circonférence de ce cercle, ne sont pas parcourus en des temps égaux ou que les arcs parcourus ne sont pas proportionnels aux temps. Seuls, seront, dans ce cas, proportionnels, aux temps mis à les parcourir, les arcs prélevés sur la circonférence d’un cercle fictif, ayant, pour centre, le centre du mouvement moyen de la planète, centre appelé punctum aequans dans la tradition ptoléméenne (28). Dans ce dernier cas, la première inégalité est, elle-même, d’une double nature. Elle comprend, d’une part, une partie optique, qui désigne l’effet de perspective engendré par l’excentricité du cercle parcouru à la Terre, d’autre part, une partie physique, qui vient de ce qu’en parcourant, en des temps égaux, des arcs égaux sur la circonférence du cercle équant (ou, plus exactement, en parcourant, sur la circonférence de l’excentrique, des arcs qui sous-tendent des angles égaux au sommet du point équant), la planète parcourt nécessairement des arcs inégaux sur celle du cercle excentrique lui-même.
Or, d’une façon générale, l’appréciation des parts relatives qui, dans un mouvement céleste, sont de nature optique ou physique, est frappée d’historicité. Lorsque l’étude des mouvements des taches du Soleil conduit à admettre, pour cet astre, une inclinaison réciproque des plans de révolution et de rotation, des esprits aussi distingués que Scheiner ou Galilée seront sollicités par la question de la nature, physique ou optique, de la révolution qu’accomplit, en une année, l’axe de rotation du Soleil autour de l’axe de l’écliptique. Physique pour Scheiner et, du moins dans un premier temps, pour Hevelius, cette révolution est, au contraire, optique pour Boulliau (29) ; quant à Galilée, l’on sait qu’il la considère comme physique, si le Soleil tourne autour de la Terre, et comme optique, si la Terre tourne autour du Soleil (30). L’une de nos conclusions est que Cassini, dont la pensée se meut dans une configuration conceptuelle très proche de celle de Scheiner, n’en a pas moins cru, peut-être sous l’influence de Boulliau, à la nature optique de la révolution annuelle de l’axe du Soleil. Or, si l’on suppose que ce dernier mouvement est de nature optique, se trouve battu en brèche le postulat enveloppé dans le jugement aristotélicien suivant lequel il est naturel qu’un astre présente constamment un même hémisphère vers le centre du cercle qu’il parcourt. Cassini peut, dès lors, penser les mouvements de la Lune sur le modèle des mouvements du Soleil et établir une équivalence entre les librations, dans le cas de la Lune, et les effets résultant de la révolution annuelle de l’axe de rotation, dans le cas du Soleil. Dans les deux cas, un plan, mené par l’axe de rotation, perpendiculairement au plan de révolution, conserve une direction constante et demeure parallèle à sa direction initiale au cours d’une révolution périodique de l’astre.

Dans ces conditions, il n’est plus possible de concevoir la révolution de la Lune, autour de la Terre, autrement que comme « roulement » (on retrouve, en apparence, l’idée, chère à la mécanique classique, qu’il n’y a de révolution que comme « roulement »), ce qu’en un langage encore aristotélicien, Cassini exprime en disant que la Lune « tourne sur elle-même ». Cette proposition exprime simplement l’idée que, dans les conditions d’équilibre révélées par l’observation des librations, la Lune ne saurait, du seul fait de sa révolution autour de la Terre, présenter constamment le même hémisphère vers le centre de son cercle. Nous en verrions la preuve dans le fait que Cassini déclare qu’à cet égard, la Lune « tourne sur elle-même », « de l’orient vers l’occident » (31). Cette expression doit s’entendre, selon nous (32), comme se rapportant à l’hémisphère caché de la Lune et désigne, par conséquent, un mouvement rétrograde, ou « contre l’ordre des signes », qui correspond, dans l’hémisphère tourné vers la Terre, à un mouvement d’occident en orient (33). Il ne saurait donc s’agir, ici, de la rotation des Modernes, mais uniquement d’une simple apparence optique que produit un globe parcourant un cercle en « roulant », sans être animé d’une rotation surnuméraire. Ainsi, l’interprétation des observations des librations conduit, dans un contexte et dans un langage encore aristotéliciens, à concevoir la révolution de la Lune autour de la Terre dans des conditions telles qu’en un mois sidéral (plus exactement, en un mois draconitique (34), distinction qui fonde l’hypothèse de la coïncidence des noeuds de la Lune avec les équinoxes lunaires, que Cassini formule avant Lagrange), sans l’intervention de nouveaux facteurs, la Lune « tourne sur elle-même », aux yeux d’un observateur terrestre, dans le sens dit rétrograde. L’expression « tourner sur elle-même », étant, ici, rapportée à l’observateur idéalement placé au centre du cercle de la Lune, conserve la signification du verbe strefesqai dans la proposition aristotélicienne to men gar kuliomenon stefesqai anagkh. C’est uniquement si l’on entend cette expression dans son sens aristotélicien, qu’on peut comprendre la proposition de Cassini suivant laquelle les librations résultent de deux mouvements de la Lune de sens contraires (35). Le premier de ces deux mouvements est une apparence optique qui, pour l’observateur terrestre, découle de la structure de la révolution de la Lune autour de la Terre, révolution dont les conditions, révélées par l’observation des librations, sont telles que la Lune paraît, pour un observateur terrestre, « tourner sur elle-même » en un mois draconitique. Cassini écrit que la Lune « paraît tourner sur elle-même », car, en dépit de la rotation de la Lune qui l’oblitère en grande partie, cette « apparence » subsiste, à titre de rémanence, à travers la déchirure que ménage l’inclinaison, à vrai dire peu importante, des plans de révolution et de rotation ; cette rémanence constitue la libration de la Lune. Le second des deux mouvements est, cette fois, une rotation, dont l’effet est d’oblitérer l’apparence optique d’une révolution de la Lune sur elle-même. L’hypothèse d’une telle rotation n’est donc pas séparable de cette idée que la révolution de la Lune autour de la Terre est un « roulement » et, lorsqu’Aristote ou Kepler écrit que la Lune « ne tourne pas sur elle-même », ils n’entendent pas, par cette expression, autre chose que Cassini, lorsqu’il écrit qu’au contraire, elle «tourne sur elle-même» : ils entendent que la révolution de la Lune, autour de la Terre, n’est pas un «roulement» (« to men gar kuliomenon strefesqai anagkh »), tout comme Cassini entend que cette révolution est, au contraire, un « roulement ». Sans doute, l’hypothèse du « roulement » entraîne celle de la rotation (36) et l’expression litigieuse peut, en théorie, désigner l’un et l’autre, sans préjuger de la nature, optique ou physique, du phénomène. L’interprétation des phénomènes libratoires a, précisément, pour enjeu, historiquement, de déterminer les parts respectives de ce qui est optique et de ce qui est physique dans les mouvements observés. Si l’étude des librations laisse conclure que la Lune « tourne sur elle-même », dans le sens rétrograde, d’un mouvement que l’analogie avec le cas du Soleil et de la révolution apparente de son axe de rotation autour de l’axe de l’écliptique permet d’interpréter comme une apparence optique, il faudra aussi, du coup, qu’elle « tourne sur elle-même », dans le sens direct, d’un mouvement qui, dans ces conditions, ne saurait être qu’un mouvement physique, une « rotation », afin d’oblitérer, en majeure partie, cette apparence initiale et présenter constamment le même hémisphère vers la Terre. L’observation des librations conduit à adopter l’hypothèse du « roulement » ; cette dernière entraîne celle de la rotation. Telles sont les conditions historiques de la découverte de la rotation de la Lune, fort semblables aux conditions dans lesquelles fut découverte celle du Soleil et appuyées sur une argumentation faisant appel à une configuration conceptuelle très proche. La répartition sémantique de ce qui est « optique » et de ce qui est « physique » s’en trouvera durablement modifiée.




(1) De Coelo, II, 8, 290 a 25 sq. Traduction personnelle.

(2) Martin (T.-H.), « Mémoires sur les hypothèses astronomiques d’Eudoxe, de Callippe, d’Aristote et de leur école », Mémoires de l’Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXX, Paris, 1881, p. 287.

(3) De Aestu maris, Opera, V.7928, t. II, p. 743. Nous empruntons cette référence, sans vérification, à une glose marginale d'un mémoire académique de Dortous de Mairan, dans les Mémoires de Mathématique et de Physique de l’Académie royale des sciences, dont les indications bibliographiques sont, d’ordinaire, fiables, année 1747, mémoire que nous analyserons en son lieu, p. 6. Il nous semble, en effet, que le texte auquel elle se réfère ne doive pas être confondu avec celui paru, en 1666, dans les Philosophical Transactions, p. 263-289, sous le titre : « An Essay of Dr John Wallis, exhibiting his Hypothesis about the Flux and Reflux of the Sea », mais qu’elle se réfère bien à une ancienne édition latine des œuvres de Wallis, qui se trouve, du reste, répertoriée au Catalogue général des Imprimés de la Bibliothèque nationale, sous la cote V.7928, sans que nous soyons jamais parvenu à nous la faire communiquer.

(4) Physikalische und mathematische Schriften, t. II, Göttingen, 1804, p. 107-151. La question est de savoir si ce texte, qui ne semble pas exister à la Bibliothèque nationale de Paris, laquelle ne possède que le tome IV de la collection, Göttingen, 1806, sous la cote V.18.346, est, ou non, identique au « Nicolaus Copernicus » du tome V des Vermischte Schriften, Göttingen, 1844, Z.38.039, p. 151-243. Les remarques de Martin peuvent s’appliquer à certains passages de cet écrit qui, à juste titre, établit un parallèle entre le mouvement de la Lune et la théorie copernicienne de la précession des équinoxes et cite, sans référence, une phrase de Kepler, qui figure à la page 555 du tome II de la seconde édition de l’Epitomé Astronomiae copernicanae, Francfort, 1635 : « Luna non gyratur circa sui corporis axem, maculis id arguentibus », qui pourrait bien être la même à laquelle fait allusion Martin dans le présent passage. On confrontera cette phrase de Kepler à ce qu’écrira encore Wallis, en 1666 : « That the Earth hath such a motion about its own Axis (…) is evident by its Diurnal motion. And it seems as evident that the Moon hath not ; because of the same side of the Moon alwaies turned toward us. » (article des Philosophical Transactions, 1666, p. 271). On sera sensible, en particulier, au fait qu’Aristote, Kepler et Wallis semblent bien dire une seule et même chose, en des termes approximativement identiques. L’édition de 1635 de l’Epitomé, en trois volumes, peut être consultée à la Bibliothèque Mazarine, sous les cotes 30.125-30.127.

(5) « Mémoire sur l’histoire des hypothèses astronomiques chez les Grecs et les Romains », Mémoires de l’Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXX, p. 57, n. 6.

(6) Le terme de configuration n’est pas réservé, dans notre esprit, à la désignation de la seule strate des concepts (à laquelle appartiennent les propositions numérotées (2)), mais désigne également les effets de retour que produit cette strate sur celle de l’attitude naturelle.

(7) Le mouvement en ligne droite ne saurait, dans cette configuration, être infini sans intervalles de repos ; cf. Physique, VIII, 8, 261 b 31-262 a 2, peut-être à opposer à De Coelo, I, 3.

(8) On sait l’échec de toutes les tentatives d’expliquer les librations de la Lune comme des effets de parallaxe, erreur qui affecte, notamment, les explications des librations qu’on rencontre dans les écrits de Galilée ; ainsi, dans le célèbre passage du Dialogo sopra i due massimi Sistemi del mondo, Edizione Nazionale, p. 90-91, cf. Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, a cura di Libero Sosio, Torino, Giulio Einaudi, 1970, p. 82-84. On rencontre la même erreur dans la correspondance de Galilée, par exemple, dans deux lettres à Frà Fulgenzio Micanzio, 5 et 7 novembre 1637, et dans l’importante lettre à Alfonso Antonini, du 20 février 1638, Edizione Nazionale, no 3684, t. XVII, p. 291-297.

(9) Rappelons que le texte aristotélicien n’invoque l’exemple de la Lune qu’à l’appui d’un raisonnement qui s’applique, en réalité, à tous les astres.

(10) On sait que cette doctrine est exposée, par Aristote, en Métaphysique, L, 8.

(11) Logique avec lui-même, Martin fait observer que c’est plutôt Platon, partisan de l’idée d’une rotation des étoiles fixes, qui aurait pu invoquer l’exemple de la Lune. En quoi il se trompe : Platon réserve la rotation aux fixes, sans l’étendre aux planètes (Timée, 40). Cf. Martin, op. cit., p. 287. Avec plus de vraisemblance, Sir Thomas Heath écrit: « I cannot but think that the fact of the moon always showing us one side was one of the considerations, if not the main consideration, which suggested to Aristotle that the stars were really fixed in material spheres concentric with the earth. » (Aristarchus of Samos, Oxford, 1913, p. 235).

(12) Op. cit., p. 235.

(13) On se rappelle qu’Aristote a soutenu l’idée que beaucoup de réalités sont demeurées anonymes, cf. Ethica Nichomacheia, II, 7.

(14) to men gar kuliomenon strefesqai anagkh...

(15) Mairan (Jean-Jacques Dortous de), « Recherches sur l’Equilibre de la Lune dans son Orbite », Mémoires de l’Académie royale des sciences, année 1747, p. 1-22.

(16) Histoire de l’Académie royale des sciences, pour 1747, p. 90. Il nous semble que cette phrase représente le comble des confusions conceptuelles. Nous faisons observer, en cette occasion, qu’une fréquentation diligente des collections académiques permet d’apprécier la très haute qualité, scientifique et littéraire, des comptes-rendus rédigés, pour la partie historique des collections, pendant la période au cours de laquelle le poste de secrétaire de l’Académie était occupé par Fontenelle, de 1699 à 1741, puis, précisément, par Dortous de Mairan, de 1741 à 1744, pour s’affaiblir nettement à la période suivante, à l’époque de Grandjean de Fouchy, le successeur de ce dernier, Condorcet, se signalant par des dossiers totalement vides.

(17) La confusion conceptuelle opérée par Grandjean de Fouchy, qui confond les notions de rotation et de roulement, au prétexte que ce dernier, dont la spécificité est étrangère à la mécanique classique, produit les mêmes effets que le premier, aboutit, comme il est de mise chez les confusions conceptuelles, à une réconciliation abusive de la mécanique pré-classique, identifiée à Kepler, et de la mécanique classique, identifiée à Cassini : « Il n’y a donc aucune contradiction réelle entre les deux propositions, puisque Képler n’a refusé à la Lune que la rotation de la première espèce, ou semblable à celle de la Terre, & que Cassini ne lui a attribué que celle de la seconde espèce, dont Képler n’avoit aucune idée. » (loc. cit.). L’auteur a donc l’air de croire que, pas plus que Kepler, Cassini n’admet la rotation de la Lune. Il nous paraît, au contraire, que c’est, précisément, le fait de concevoir la révolution de la Lune autour de la Terre comme un «glissement», et non comme un « roulement », qui permet à Kepler de faire l’économie d’une rotation de la Lune. Des phénomènes dont la mécanique classique ne peut rendre compte qu’en attribuant à l’astre une rotation, conceptuellement distincte de sa révolution, sont expliqués, dans le cadre d’une mécanique pré-classique, par le recours au concept de « glissement ». Inversement, si, à l’encontre de ce que croit Fouchy, Cassini attribue bien, à la Lune, une rotation, c’est uniquement parce que deux arguments théoriques d’une grande importance historique l’auront conduit, au préalable, à concevoir la révolution de la Lune autour de la Terre comme un « roulement ». Ces deux arguments sont, d’une part, les relations géométriques qu’entretiennent, dans le globe lunaire, le circulus visionis et le circulus illuminationis (sur ces notions, cf. Kepler, Ad Vitellionem Paralipomena, VI, 3, « De Circulo illuminationis Lunae », Gesammelte Werke, t. II, Munich, 1939, p. 204-206) ; d’autre part, les librations de la Lune en longitude et en latitude. Le recours à l’idée d’une rotation n’a d’autre fonction, dans le cas de la Lune, que d’oblitérer des conséquences que laisserait prévoir, normalement, l’hypothèse que la révolution de cet astre autour de la Terre fût un «roulement», mais qui, en réalité, ne s’observent pas. On ne saurait donc dire qu’il y a conformité entre la théorie de Cassini et la mécanique classique. Ce sont des raisons géométriques et optiques, non des considérations mécaniques, qui conduisent Cassini à penser la révolution de la Lune autour de la Terre comme un «roulement», au risque d’avoir, ensuite, à oblitérer certaines conséquences par l’hypothèse supplémentaire d’une rotation de la Lune. La mécanique classique ne possède d’autre concept de révolution que celui que la mécanique pré-classique appelle «roulement» ; le concept d’une révolution «de glissement», par l’effet duquel, du seul fait de sa révolution autour de la Terre, la Lune présentât constamment le même hémisphère vers celle-ci, est rigoureusement impensable dans le cadre de la mécanique classique.

(18) Plus exactement, il ne cite, d’une façon explicite, que ces deux seules sources, qui étaient les seules sources accessibles à ses lecteurs. On ne saurait exclure qu’il ait connu des sources manuscrites, à l’époque inaccessibles, puisque conservées par la famille Cassini ; on ne saurait pas davantage exclure l’existence de relations personnelles entre Dortous de Mairan et le fils Cassini, à coup sûr (puisque Fontenelle donne Dortous de Mairan comme ayant formulé des objections relativement au mémoire de 1721, cf. Histoire de l’Académie royale des sciences, année 1721, p. 65 ; il existe trois exemplaires de ce volume à la Bibliothèque nationale, sous les cotes R.3810, R.3989 et R.4094), et avec le père peut-être, puisque ses dernières années sont, précisément, les années parisiennes de Dortous de Mairan, celles qu’évoque le début de sa correspondance avec Malebranche. Bref, on ne saurait exclure que ce que Dortous de Mairan nous livre, ici, comme une spéculation personnelle reflète, en réalité, des entretiens qu’il aurait pu avoir eus, en ses jeunes années, avec l’ancien Cassini, dont il aurait éprouvé le besoin de rétablir la doctrine contre les incompréhensions dont elle était victime de la part du jeune Cassini et que le mémoire de 1721 manifeste assez (surtout lorsqu’on le confronte aux manuscrits du fonds Cassini, aujourd’hui conservé à l’Observatoire). Précisons que le mémoire de Dortous de Mairan, de 1747, devait, initialement servir d’introduction à un travail qui n’a jamais vu le jour et dont il est malaisé de se faire une idée (quelque chose dans le genre des Recherches sur la Précession des Equinoxes de d’Alembert, quasiment contemporaines (1749)) ?

(19) « De l’Origine et du Progrès de l’Astronomie... », Recueil de diverses observations faites en plusieurs voyages par ordre de sa majesté pour perfectionner l’astronomie et la géographie, avec divers Traitez astronomiques, Paris, 1693, B. N., V.1469, réimprimé dans les Mémoires de mathématique et de physique de l’Académie royale des sciences de 1666 à 1699, t. VIII, Paris, 173O. L’exposition de la théorie des librations, purement verbale, occupe la page 35, dans le premier recueil, et les pages 42 et 43, dans le second.

(20) Cassini (Jacques), « De la Libration apparente de la Lune, ou de la révolution de la Lune autour de son axe », Mémoires de l’Académie royale des sciences, année 1721, p.108-126. Citons le lumineux compte-rendu, dû à l’excellente plume de Fontenelle, de ce mémoire souvent confus et plein d’erreurs, Histoire de l’Académie royale des sciences, année 1721, p. 53-65. Le mémoire lui-même est réimprimé dans Cassini (Jacques), Eléments d’Astronomie, Paris, 1740, p. 265sq.

(21) Du Hamel (Jean-Baptiste), Regiae Scientiarum Academiae Historia, première édition, Paris, 1698, p. 144 ; seconde édition, Paris, 1701, p. 147.

(22) Par exemple, la « Vie de Jean-Dominique Cassini », dans les Mémoires pour servir à l’histoire des sciences, réunis par Cassini IV, Paris, 1810, p. 286, ainsi que des sources manuscrites, à vrai dire d’un tout autre poids. On trouvera l’indication précise, ainsi qu’une analyse, de ces dernières dans la thèse de doctorat que nous leur avons consacrée et qui a été présentée en soutenance, en 2000, à l’Université Paris-VIII.

(23) La théorie de Scheiner se trouve dans la Rosa Ursina, Rome, 1626-1630. On sait qu’elle contient en germe l’argumentation galiléenne de la Terza Giornata.

(24) Ainsi qu’a bien vu Dortous de Mairan, mémoire cité, chap. 24-26.

(25) Notion qui appartient à la théorie ptoléméenne des trois planètes supérieures de l’astronomie ancienne. Dans la mesure où elle revenait à enfreindre le dogme des mouvements circulaires uniformes (vide infra), elle a été rapprochée, par les contemporains, des deux premières lois planétaires de Kepler (ellipticité des orbites planétaires et aires des secteurs elliptiques balayés par les rayons vecteurs proportionnelles aux temps).

(26) Rappelons que l’ancienne astronomie considère que la première inégalité des planètes supérieures (Mars, Jupiter, Saturne), peut résulter de deux sources, distinction, elle-même, en rapport avec l’option qu’on adopte à l’égard du dogme de l’uniformité des révolutions célestes, auquel Copernic, par exemple, était très attaché, tandis que Ptolémée s’autorisait à l’enfreindre considérablement. Soit, on considérait que la planète (plus exactement, le centre de son épicycle, vide infra) parcourait son cercle de révolution, autour de la Terre, d’un mouvement uniforme (en parcourant des arcs égaux en des temps égaux), et, dans ce cas, il était exclu que la Terre occupât le centre du cercle de révolution, puisque le mouvement de la planète, observé depuis la Terre, n’est pas uniforme ; le cercle de la révolution de l’astre sera donc excentrique à la Terre. Soit, au contraire, on s’autorise à considérer que l’astre ne parcourt pas son cercle de révolution d’un mouvement uniforme, et l’on peut lui attribuer, dans ce cas, un cercle de révolution qui soit concentrique à la Terre. Dans le premier cas, l’inégalité est, donc, optique, dans le second cas, elle est physique. Précisons que les effets optiques résultant du recours au cercle excentrique peuvent également s’obtenir par la combinaison d’un cercle concentrique et d’un épicycle, l’astre parcourant, dans ce cas, d’un mouvement uniforme, la circonférence d’un épicycle, cercle dont le centre parcourt, d’un mouvement uniforme, la circonférence d’un cercle concentrique, le rayon de l’épicycle étant égal à la quantité de l’excentricité requise par les observations. Ces explications sont seulement indicatives et, dans le détail des textes, on rencontre, comme on verra, les combinaisons les plus diverses. Ainsi, on peut très bien concevoir qu’un astre ne parcoure pas d’un mouvement uniforme un cercle qui n’en sera pas moins excentrique à la Terre. On verra que ce sera, précisément, le cas chez Ptolémée. En revanche, la seconde inégalité est quelque chose d’un tout autre ordre, quoique également représenté, le plus souvent, grâce à un épicycle, dont la signification est, ici, de rendre compte d’un phénomène très différent, qui résulte des effets produits, dans les mouvements planétaires observés, par le mouvement (copernicien) de la Terre autour du Soleil, et qui se traduit par un ensemble  d’inégalités, de stations et de rétrogradations qu’on peut représenter en attribuant, à chacune des trois planètes supérieures, un épicycle dont les plans seront parallèles entre eux, mais aussi au plan de l’écliptique, et dont les rayons seront d’autant plus petits que l’astre est plus éloigné de la Terre. Nous formulerions volontiers l’hypothèse que le parallélisme des plans dans lesquels reposent ces épicycles, à la fois, entre eux et à l’égard de l’écliptique, joint à leur diminution en fonction des distances, fût la raison majeure qui permit, à Copernic, d’y discerner autant d’ images, projetées à trois distances différentes, d’un seul et même objet, dans lequel il reconnut le cercle parcouru par la Terre, faisant, par là, de la Terre, une planète. Il demeure que cette reconnaissance s’opère grâce à un procès de production théorique qui suppose un mode de perception de l’espace marqué par l’apparition récente de la perspective dont, seule, la connaissance permettait pareille lecture des phénomènes.

(27) Le mouvement vrai d’un astre, ce sont les arcs parcourus, en des temps donnés, sur un cercle, fictif, dont la Terre occuperait le centre. Puisque les cercles réellement parcourus par les planètes n’ont pas, pour centres, le centre de la Terre, il en résulte que, même en supposant que les planètes parcourent leurs cercles d’un mouvement uniforme (comme l’exige, par exemple, Copernic), le mouvement qu’on observe, depuis la Terre, ne sera jamais uniforme, c’est-à-dire que la planète ne parcourra pas des arcs égaux en des temps égaux, mais des arcs inégaux. Le mouvement vrai, qui est, donc, celui qu’on observe, ne sera donc jamais uniforme, d’où la nécessité de l’opposer, conceptuellement, au mouvement moyen de l’astre, par l’effet duquel il parcourt des arcs égaux en des temps égaux.

(28) Ce cercle fictif ne correspond donc, ni, à un cercle concentrique, ni, même, à un cercle excentrique, du moins tel que nous le définissions précédemment, bien que ce soit, précisément, celui que Ptolémée appelle de ce nom, au Livre X de la Syntaxis et que cet usage soit suivi, en particulier, dans les écrits des Cassini (par exemple, dans les Eléments d’Astronomie du fils Cassini de 1740). Il s’agit du cercle équant des Ptoléméens.

(29) Ismael Boulliau, mathématicien, astronome et helléniste, mériterait une étude approfondie, ses manuscrits occupant quarante volumes (B.N., fr. 13.019-13.059). Principales publications : Philolaus (1639) ; Astronomia Philolaïca (1645) ; sa correspondance inédite avec Hevelius est capitale pour comprendre l’état de l’astronomie vers le milieu du dix-septième siècle ; nous avons établi, traduit et analysé certaines lettres dans notre thèse précitée. Originaire de Loudun, abandonnant la religion réformée pour entrer dans les ordres, il semble avoir été en relations avec Urbain Grandier, puis, fait partie de l’entourage des familles de Thou et Dupuy dans les années de la Fronde, établi des leçons de Ptolémée d’après des manuscrits de la Bibliothèque Royale, connu Gremonville, visité Venise, Florence, connu Torricelli et Viviani, visité Constantinople, dans les années 1646-1648, avant de mourir dans la misère, en 1694. Cf. Hatch (R. A.), The Collection Boulliau (BN, FF, 13.019-13.059). An Inventory. Philadelphia, 1982. Le même auteur prépare The Correspondence of Ismael Boulliau. A comprehensive Calender. Quelques précisions dans Pintard (R.), Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIème siècle. Paris, 1943.

(30) L’argumentation de la Terza Giornata repose sur ce double postulat.

(31) « Par l’un de ces mouvemens dont la révolution s’achève en 27 jours & un tiers, la Lune paraît tourner d’Orient en Occident, sur un axe parallèle à celui de son orbite. L’autre mouvement se fait réellement d’Occident en Orient, sur un axe dont les Poles sont éloignez de ceux de l’orbite de la Lune transportés dans son globe de sept degrez & demi, & des Poles de l’Ecliptique, de deux degrez & demi. » (Recueil de diverses observations faites en plusieurs voyages..., p. 35 ; nous citons d’après la seconde édition, procurée par Fontenelle, Mémoires de Mathématique et de Physique de l’Académie royale des sciences de 1666 à 1699, Paris, 1730, t. VIII, B.N., R.3783, p. 42-43.). Dans les termes de la mécanique classique, seul, le second de ces deux mouvements, celui de la rotation, fera conclure que la Lune « tourne sur elle-même ».

(32) En sens contraire, cf. Delambre (Jean-Baptiste), Histoire de l’Astronomie moderne, Paris, 1821, t. II, p. 734, une interprétation que nous qualifierions volontiers de délirante, à confronter à celle d’un Dortous de Mairan. Nous avons livré, dans notre thèse, les pièces de ce débat, qui éclaire cruellement l’aveuglement d’une certaine historiographie petite-bourgeoise, toujours appréciée, semble-t-il, dans certains milieux.

(33) En astronomie, une révolution se fait dans le sens direct lorsqu’elle se fait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, pour un observateur tourné vers le Sud, ou dans le sens des aiguilles d’une montre, pour un observateur tourné vers le Nord ; la révolution contraire est dite rétrograde. Par exemple, la révolution diurne est de sens rétrograde ; en revanche, le mouvement propre du Soleil et de la Lune est, toujours, direct, tandis que les planètes supérieures présentent, tantôt, un mouvement direct, tantôt, un mouvement rétrograde, en relation avec leurs directions, stations ou rétrogradations, ces deux dernières liées à la seconde inégalité dont nous expliquions, précédemment, la nature.

(34) Par révolution draconitique, on entend le temps qui s’écoule entre deux passages successifs de la Lune à son nœud ascendant. Rappelons que les nœuds de la Lune sont les points d’intersection de son cercle (le mot orbite serait anachronique dans notre contexte) avec le cercle de l’écliptique. La révolution draconitique est plus brève que la révolution sidérale (27 j 5 h 5’ 36’’, contre 27 j 7 h 43’ 11’’ 30’’’), en raison du mouvement rétrograde des nœuds.

(35) Que les deux mouvements soient déclarés de sens contraires interdit d’identifier le premier comme la simple révolution de la Lune autour de la Terre, qui, tout comme la rotation, est un mouvement de sens direct, d’occident en orient, dans l’hémisphère caché. Cf. Recueil de diverses observations faites en plusieurs voyages…, p. 35 et Mémoires de mathématique et de physique…, t.VIII, p. 42, ainsi que les commentaires lumineux de Dortous de Mairan, mémoire cité.

(36) Ce, du moins, aussi longtemps qu’on corrige les inégalités du mouvement de la Lune par le moyen d’un cercle excentrique. La situation est différente chez les auteurs qui attribuent à la Lune un épicycle ; dans ce dernier cas, il convient d’invoquer le seul «roulement» pour que l’astre présente constamment le même hémisphère vers le centre de son déférent, ce qui suppose qu’il «tourne sur lui-même», vu du centre de l’épicycle. Historiquement, l’opposition des tenants du « roulement » et du « glissement » correspond, d’ailleurs, dans le cas de la Lune, à celle des tenants des épicycles et des excentriques, le concept keplerien d’« orbite planétaire » ayant été assimilé, dans un premier stade, à celui d’excentrique.