La proposition selon laquelle la Lune tourne, ou non, sur elle-même ne comporte aucune univocité. Il est courant de lire, chez des astronomes d'inspiration ptoléméenne, reconnaissant, à ce titre, à la Lune, un épicycle, que, puisque la Lune présente constamment le même hémisphère vers la Terre, elle présente, de ce fait, des hémisphères différents au centre de l'épicycle emporté sur le déférent et, par conséquent, « tourne sur elle-même ». Inversement, on lit couramment chez des physiciens d'inspiration aristotélicienne, refusant, à ce titre, les épicycles et les excentriques, que, pour les mêmes raisons, la Lune « ne tourne pas sur elle-même ». Ces propositions antithétiques renvoient, ainsi, à un postulat commun, selon lequel, dès lors qu'un astre présente constamment le même côté vers le centre du cercle dont il parcourt la circonférence, il ne tourne pas, de ce fait, sur lui-même. Dans le cadre de ces considérations, purement cinématiques, ces propositions traduisent, simplement, deux façons opposées de concevoir le mouvement d'un astre, entendons, par là, de concevoir son mouvement de translation, donc de révolution. Il demeure possible, au sein de cette pensée, de concevoir la simple révolution d'un astre d'une manière où, tantôt, il présente constamment le même côté vers le centre de sa trajectoire, tantôt, des côtés différents.
Il en va autrement dans le cadre d'une pensée qui se meut dans l'espace qu'inaugure une mécanique céleste d'inspiration newtonienne. D'un point de vue mécanique, le moment cinétique développé par la rotation d'un corps sur lui-même est distinct du vecteur de translation de ce corps suivant une droite ou une courbe ; la rotation d'un corps, ou révolution de ce corps sur lui-même, demeure fondamentalement distincte, dans son concept, de sa révolution ou translation suivant une trajectoire donnée. De ce fait, la simple révolution d'un corps ne saurait expliquer, en mécanique classique, que ce corps présente constamment un même côté vers le centre de sa courbe de translation. Si, dans ces conditions, la Lune présente constamment le même hémisphère vers la Terre, c'est parce qu'elle possède, outre son mouvement de révolution, un mouvement, distinct, de rotation, dont la période est égale à celle de son mouvement de révolution. Avant Newton, c'est parce que la Lune ne tourne pas sur elle-même qu'elle présente constamment le même hémisphère vers le centre du cercle qu'elle parcourt (indépendamment de l'incidence secondaire suivant laquelle ce cercle peut être un épicycle ou un excentrique, donc, impliquer, ou non, une révolution de l'astre sur lui-même) ; après Newton, c'est, au contraire, parce qu'elle tourne sur elle-même, que, sous réserve d'une égalité des périodes de révolution et de rotation, elle présente le même hémisphère vers le centre du cercle parcouru.
Il est vain, dans ces conditions, d'invoquer une continuité entre Ptoléméens et Newtoniens lorsqu'ils affirment, tous les deux, que la Lune « tourne sur elle-même ». Les uns et les autres aboutissent à cette conclusion pour des raisons diamétralement opposées, qui témoignent de deux manières irréductibles de percevoir et de concevoir le mouvement. Cette différence peut s'exprimer en disant que, pour les anciens astronomes, jusqu'à Newton, la vision est discriminatoire entre le mouvement et le repos. Cette proposition signifie que le critère du mouvement, et, donc, du repos, est rapporté aux coordonnées optiques dans lesquelles sont vus les mobiles.
Par coordonnées optiques, l'on entend, ici, les coordonnées dans lesquelles, une fois corrigée la parallaxe horizontale, sont vus, par un observateur idéal placé au centre de la Terre, des corps tels que le Soleil ou la Lune. Dans le cas de la Lune, les coordonnées optiques sont donc définies par le plan de l'orbite de la Lune, plan passant par le centre de la Terre et par le centre de la Lune, et par une droite menée, orthogonalement à ce plan, par le centre du globe de la Lune. Si, dans ces conditions, la Lune est vue sous la forme d'un disque, c'est que l'image de la Lune se forme, précisément, dans un plan mené, par la droite précédente, orthogonalement au plan de l'orbite lunaire. Conformément à une définition que l'Optique de Vitellion applique à l'image réfléchie dans les conditions de la vision réfléchie, cette image est, ainsi, la chose vue en un autre lieu que le sien. Que l'image, ainsi obtenue, se présente sous la forme d'un disque, soulève, à n'en pas douter, l'ensemble des paradoxes soulignés par Panofsky dans le cas de la section de la pyramide visuelle par un plan de vision, lors même que la vision naturelle semble opérer par une projection sur la surface, au contraire, incurvée de la rétine. Que l'observation de la Lune à la lunette en vienne, par la suite, à révéler, au XVIIe siècle, la quantité de l'inclinaison du terminateur à l'égard du plan de l'orbite lunaire dans les quadratures de la Lune (premier et dernier quartier), donc, à mettre en relation les coordonnées optiques précédentes, définies par le plan de cette orbite et par une droite qui lui est orthogonale, avec les coordonnées physiques définies par la direction de l'illumination, donc, par le plan de l'écliptique et par une droite qui lui est orthogonale, et il devient possible d'imaginer un plan privilégié qui ne se confonde plus, en tout instant, avec le plan de l'image vue dans ses coordonnées optiques. L'image était nécessairement, toujours, la section de la pyramide visuelle par un plan parallèle à la base de celle-ci, tandis que le nouveau plan, défini par deux droites menées par le centre de la Lune orthogonalement, l'une, au plan de l'orbite lunaire, l'autre, au plan de l'écliptique (ou, en toute rigueur, à un plan mené par le centre de la Lune parallèlement au plan de l'écliptique, qui se confond avec ce dernier lorsque la Lune est dans ses nœuds), reçoit le privilège inédit de conserver sa situation initiale, donc, de demeurer parallèle à lui-même, au cours d'une révolution sidérale (ou, en toute rigueur, compte tenu du mouvement des nœuds de la Lune, d'une révolution draconitique) de la Lune : naissance du système de coordonnées qui sera dit galiléen, ou référentiel inertiel, naissance, donc, d'une conception nouvelle de l'inertie.
Le choix de ces questions est dicté par leur valeur, à notre avis, exemplaire. Cette dernière vient de ce que ces questions mettent en rapport les deux notions privilégiées d'espace et de perception, qui nous paraissent d'une grande importance pour caractériser la cohérence du système des représentations d'une époque historique. Nous soupçonnons que, pour la perception antique ou médiévale, la vision est discriminatoire à l'égard du mouvement et du repos, comme en témoigne cette proposition, commune à Aristote et à Kepler, selon laquelle, puisqu'elle présente constamment le même hémisphère vers la Terre, la Lune ne tourne pas sur elle-même. De cette fonction discriminante de la vision à l'égard du mouvement et du repos découle un certain statut de la vision, qui inspire les Commentaires de Ghiberti ou les carnets de Léonard, et détermine aussi les arguments des contemporains contre l'idée copernicienne ou galiléenne du mouvement de la Terre. Mais nous montrons que, d'une manière, en apparence, paradoxale, il inspire aussi l'explication copernicienne de la précession des équinoxes ou la structure de certaines preuves galiléennes du mouvement de la Terre et que les arguments contraires tirés par Galilée et par Scheiner de leurs observations des mouvements des taches du Soleil renvoient à des postulats communs quant à la nature du mouvement et au rapport qu'il entretient avec la vision. Ce statut de la vision conduit donc à une certaine conception du mouvement, dont la Physique d'Aristote représente l'élaboration philosophique et pour laquelle l'inertie ne désigne pas la persévérance du mobile dans un état antérieur, mais sa tendance supposée au repos, conception du mouvement, non comme un état du mobile, mais comme le procès de son changement, procès qui a un commencement et une fin. Deux concepts astronomiques nous apparaissent comme portant particulièrement le sceau de cette singularité historique, ceux de libration et de précession. Un concept aussi riche que celui de libration, qui, dans son contexte médiéval, ne s'applique pas à la Lune (la libration de la Lune étant un phénomène dont la découverte suppose l'invention de la lunette), mais désigne le mouvement propre de la huitième sphère, auquel est dû le phénomène de la précession des équinoxes, concept dans lequel Alpétrage voit le principe universel de l'explication des mouvements célestes, nous paraît se prêter éminemment à l'illustration des vicissitudes et des paradoxes de la conception antique et médiévale du mouvement. Le concept de précession, renvoyant, de son côté, à un phénomène astronomique précis, n'ayant cessé, d'Hipparque au Pseudo-Thabit et à al-Zarqali, de solliciter l'intérêt des auteurs, se prête particulièrement à l'étude suivie de ses avatars. Un modèle, pour l'étude philologique des transformations de tels concepts au cours de l'histoire, nous paraît, à cet égard, fourni par l'étude de l'histoire du concept de momentum, due à Paolo Galluzzi.
La thèse de la détermination historique de la vision de l'espace, chère à Erwin Panofsky, n'a cessé, au cours des années, de nous solliciter. Tout comme, selon l'audacieuse hypothèse de l'historien de l'art américain, l'espace n'est pas vu de la même façon dans des civilisations et à des époques différentes et que ce qui paraît droit aux yeux de telle époque peut paraître courbe aux yeux de telle autre, nous aimerions suggérer, dans le cours de nos recherches, que le mouvement et le repos ne sont, ni perçus, ni pensés, d'une façon identique à travers les âges et que les accidents de leur histoire témoignent d'une cohérence secrète des figures, occurrentes et renouvelées, de la représentation.