postface du traducteur au premier livre de la physique d'aristote

Arché, en grec, signifie commencement, origine, principe, que nous avons qualifié de primordial dans notre traduction, façon de rendre présent le souvenir de Lucrèce, dont le premier chant du de natura rerum est comme une réponse aux raisons qui furent avancées ici (1). Au commencement, donc, était la sagesse. Puis, vint la philosophie, qui se dit amour de la sagesse. Comme tout Eros, l'Eros philosophique est Eros de quelque chose, non de rien (2). Eros est désir de ce dont il est l'Eros (3). Ce qui désire, désire ce dont il manque (4). On ne saurait manquer de ce qu'on est (5). L'Eros est ce désir de ce dont on manque (6). Eros est Eros de quelque chose, et il est Eros de ce dont on manque, telle est la double conclusion du bref épisode dialectique où s'engagent Agathon et Socrate, à l'issue de l'Eloge de l'Eros prononcé par Agathon (7). Et, plus loin, Diotime reprend cette affirmation du manque : Tu es donc d'accord que c'est parce qu'il manque de ce qui est noble et beau qu'Eros désire cela même dont il manque. En sa qualité de fils de Pénia (9), Eros est toujours affublé de son manque (10). S'il est philo-sophe et amoureux de la sagesse, c'est donc parce qu'il ne possède pas la sagesse ; celui qui la possède, ne la recherche pas et n'est pas philosophe (11). Tel est le rapport entre Eros et philosophie (12). L'erreur consiste à confondre l'amour avec son objet, comme faisait Socrate, aux dires de Diotime, et Agathon après lui (13). En l'occurrence, l'erreur consisterait à confondre la philosophie avec la sagesse, dont elle n'est que l'Eros. L'Eros n'est qu'atteinte, d'un objet, sans doute, inaccessible. Inaccessible, parce qu'il était au commencement. Et qu'un commencement ne saurait recommencer sans cesser d'être commencement. Tel est le paradoxe d'Eros, d'avoir pour objet ce qui n'arrête pas de ne pas recommencer. Cet objet qui n'arrête pas de ne pas recommencer, telle est la sagesse, l'objet du désir du philosophe. Tel est, aussi, le paradoxe du texte que nous présentons : d'être l'impossible recommencement de ce qui n'arrête pas de ne pas recommencer et qui est la sagesse.

Au commencement, donc, était la sagesse. Et la sagesse était expérience. L'expérience était accompagnée de sensation, dans le corps, et d'émotion, dans l'âme. Parmi les sensations qui affectent le corps, il y en a qui s'effacent, à l'intérieur même du corps, avant de parvenir à l'âme, sans y laisser la moindre trace, et d'autres qui les traversent tous les deux en y provoquant une sorte d'ébranlement caractéristique, commun au corps et à l'âme (14). Celles qui ne les traversent pas tous les deux, l'âme ne s'en aperçoit pas ; elle aperçoit seulement celles qui parviennent jusqu'à elle (15). Cet inconscient, il ne faut pas l'entendre au sens où il se produirait un oubli. Car on oublie ce qui vous sort de la mémoire, tandis que ce dont il s'agit, ici, n'y est pas encore parvenu (16). Il ne saurait y avoir oubli de ce qui n'est jamais entré dans la mémoire : Il serait paradoxal de dire qu'il se produit une perte de ce qui n'est, ni n'a jamais été (17). Quand, une émotion qu'elle a jadis vécue, en compagnie du corps, l'âme se met à la reprendre, sans le corps, à elle toute seule, autant qu'elle peut, c'est là qu'on dit, peut-être, qu'elle remémore (18). Et quand, ayant perdu la trace d'une sensation, mais, peut-être, aussi d'une instruction passées, elle tourne et retourne, sans cesse, cette trace, toute seule, on pourrait parler de souvenirs (19). Mais lorsqu'on est en manque pour la première fois, y a-t-il un moyen de se représenter ce dont on n'a, ni, l'expérience présente, ni, l'expérience passée (20) ? C'est donc une trace qui pousse le désir vers son objet (21).

De telles traces est tissé le texte qu'on vient de lire. On s'est demandé s'il fallait reconnaître au premier livre de la Physique le statut d'un texte historique ou d'un texte théorique, et l'on considère, généralement, qu'il est composé d'une partie historique, qui comprendrait les quatre premiers chapitres, et d'une partie théorique, qui comprendrait les cinq chapitres suivants (22). Il convient, toutefois, de faire observer, dans ce cas, que le premier des trois paragraphes en lesquels Ross décompose (d'une manière fort légitime, selon nous) le chapitre 5 est consacré à l'examen de la doctrine de Démocrite, et que c'est donc à la fin de ce paragraphe, en 188 a 30 (et non en 188 a 19), que devrait alors se situer la suture entre la partie historique et la partie théorique du Livre premier, ce qui remet en cause, du coup, la division du Livre en chapitres qui paraît pourtant fort ancienne. En examinant le plan qu'annoncent les premières lignes du chapitre 2, on obtient une division de la matière de l'exposé qui paraît, pourtant, assez claire. Il y a, d'abord, la distinction des doctrines monistes et des doctrines pluralistes. Les premières sont de deux ordres différents et l'on pourrait y discerner les prémices de ce que des époques plus récentes appelleront l'opposition de l'idéalisme et du réalisme. Au monisme immobiliste des Eléates, sous sa double variante infinitiste (Mélissos) et finitiste (Parménide), s'oppose un monisme mobiliste, qu'on serait tenté d'appeler physicaliste (23), celui des Ioniens, où l'on reconnaît des allusions précises à Anaximène et à Thalès (24), à Héraclite (25), ou des allusions discutées à Anaximandre, à Diogène d'Apollonie ou à Idaios d'Himère (26). Le monisme des Eléates peut être dit idéaliste au sens où il soumet ce que doivent être les choses aux exigences de la pensée et du concept, comme Nietzsche l'a bien souligné (27). Le chapitre 2 fait état, ensuite, de doctrines pluralistes (28), les unes, finitistes, les autres, infinitistes (29). De fait, l'ordre de l'exposition que suivent les premiers chapitres du Livre premier est parfaitement conforme au plan qui est, ici, annoncé, à quelques nuances près. L'examen des doctrines monistes occupe les chapitres 2 et 3, et, s'il est vrai que le développement du chapitre 2 fait double emploi avec celui du chapitre 3, on peut considérer, néanmoins, que celui du chapitre 2, avec son double point de vue, ex parte entis (30), et ex parte unius (31), est plus dialectique, tandis que celui du chapitre 3, avec de nombreuses citations et des références plus précises aux textes, a un caractère historique plus prononcé. On relève aussi que le double développement du chapitre 3 consacré, l'un, à Mélissos (32), l'autre, à Parménide (33) et à Zénon d'Elée (34), épouse étroitement la distinction opérée, précédemment, bien qu'à propos de doctrines pluralistes, entre doctrines infinitistes et doctrines finitistes (35). Il s'instaure, ainsi, un certain parallélisme dans le traitement des doctrines monistes et des doctrines pluralistes. Avec le chapitre 4, il semble qu'on s'engage dans l'examen des doctrines monistes et physicalistes, mais, si elles sont évoquées, assez rapidement, au début du chapitre (36), la suite du chapitre, après une allusion, très furtive, à Anaximandre (37) et une très brève mention d'Empédocle (38), est entièrement consacrée à Anaxagore, donc à une doctrine, non seulement pluraliste, mais, encore, infinitiste (39). Il semble donc que le plan annoncé au chapitre 2 soit abandonné, puisque, d'après ce dernier, l'examen des doctrines pluralistes infinitistes devait se faire après celui des doctrines pluralistes finitistes que devait précéder, à son tour, l'examen des doctrines monistes physicalistes (40). Bien plus, non seulement, l'examen de l'infinitisme se substitue à ceux des Ioniens et d'Empédocle qui devaient le précéder, mais, à l'intérieur même de cet examen inattendu, l'ordre dans lequel sont examinées les doctrines est l'inverse de celui qui était annoncé, puisque l'examen de la doctrine d'Anaxagore précède le passage, assez bref, qu'on interprète, traditionnellement, comme correspondant à l'examen de la doctrine de Démocrite, savoir le premier paragraphe (Ross) du chapitre 5 (41). Et puisque toute la suite du Livre premier est, traditionnellement, interprétée comme ayant un caractère théorique, et non historique (42), le lecteur qui s'inscrit dans cette tradition qui interprète le Livre premier comme la juxtaposition d'un texte historique et d'un texte théorique dont la suture se ferait au milieu du chapitre 5, est conduit, naturellement, à se poser la question : mais où est donc passé l'examen consacré aux Ioniens et à Empédocle ?

Il est clair qu'il faut changer de type de lecture et la référence qui est faite à Démocrite, au début du chapitre 5, peut, à cet égard, avoir une valeur d'indice. Si l'ordre dans lequel sont examinés Anaxagore et Démocrite, au cours des chapitres 4 et 5, est l'inverse de celui qu'annonçait le chapitre 2, il se pourrait que, de même qu'à l'intérieur de l'ensemble que constituent les chapitres 4 et 5, Démocrite vient à la suite d'Anaxagore, alors qu'il devait le précéder, de même l'examen d'Empédocle et des Ioniens vienne à la suite de l'examen de Démocrite. Dans ces conditions, il faut considérer que le chapitre 5 est consacré à Démocrite dans son entier, et que le chapitre 6 porte sur Empédocle, ou, d'une façon plus générale, sur les auteurs qui ont vu, dans les contraires (l'amour et la haine, chez Empédocle), les principes primordiaux qui président à la naissance et à la mort de ce qui est sur le mode d'un être naturel. Le chapitre 6, sur les contraires, comme on dit traditionnellement, serait donc, en réalité, le développement de l'étude, indissociablement historique et théorique, portant sur le pluralisme finitiste, étude qu'annonçaient, sans la développer, les quelques lignes consacrées à Anaximandre et à Empédocle, au début du chapitre 4 (44), après celles, encore plus allusives, du chapitre 2 (45). Mais alors il faut considérer aussi que l'examen du monisme physicaliste, qu'annonçaient, parallèlement, le chapitre 4 (46) et le chapitre 2 (47), doit suivre, en bonne logique, l'examen de la doctrine pluraliste des contraires. Et la voici, en effet, cette doctrine des Ioniens, vers la fin du chapitre 6 (48), en des termes dont nous avons souligné quels étranges rapports ils paraissent nouer avec ceux du chapitre 4 (49). Et lorsque s'amorce, dans le cours du chapitre 6, la formulation de la doctrine, généralement considérée comme authentiquement aristotélicienne, de la nature sous-jacente (50) qui sert de sujet aux attributs contraires, elle est immédiatement inscrite, par la lettre même du texte, dans une relation d'étroite dépendance à l'égard de celle des Ioniens (51).

Dira-t-on qu'ainsi l'antique sagesse a été sauvée et récupérée l'expérience primordiale dont le Livre premier recueille le souvenir ? Non pas, car cette récupération s'opère seulement grâce au subterfuge qui fait de la nature sous-jacente un sujet de l'attribution. Il est significatif que l'élaboration de la doctrine aristotélicienne du devenir prenne son point de départ dans une analyse de la façon dont nous l'exprimons (52). Si le devenir est impensable, comme ont bien vu les Eléates, il n'en demeure pas moins, aux yeux de l'auteur, qu'il est exprimable dans les termes du langage qui peut offrir, ainsi, à la pensée, une image oblique du devenir. Mais le prix à payer est très lourd, car cette réduction de la nature à un sujet de l'attribution ne signifie rien moins qu'une rature oblitératrice de toute expérience immédiate du devenir, au bénéfice de son reflet dans un langage où elle s'exprime, sur un mode seulement oblique, dans le tissu incessant de termes qui se disent les uns des autres. La réduction réduit la nature à un sujet en quelque sorte indéterminé et que, seule, cette indétermination foncière rend susceptible de recueillir les déterminations les plus diverses. L'erreur des Anciens, dit le texte, est d'avoir affublé la nature de déterminations pour ainsi dire intrinsèques (53). La castration des Modernes est de s'être forgé un sujet abstrait, privé, en lui-même, de toute détermination, paroi vide servant de fond à la caverne intérieure, où viennent s'inscrire les ombres portées de ce qui s'offrait, jadis, avant l'invention du sujet, dans l'éclat d'un jour radieux. Ainsi, la lumière où baignait l'expérience antique de la sagesse fut définitivement perdue. A ce titre, la physique demeure, à jamais, ce qui, lui aussi, n'arrête pas de ne pas recommencer.